Entre source de lumière, le noir qui se laisse percer, la gestuelle qui s’installe et le désir de fuir et de retrouver un lien fragile, se construit «Le Point aveugle» de Mouna Ben Haj Zekri et Brahim Jumaa, avec une musique de Omar Aloulou. Une performance théâtrale qui échappe au réel et s’écrit dans la subtilité d’un acte de création.
Dans un lieu improbable, fermé pour la restauration, la caserne d’El Attarine, ancienne bâtisse qui abrite la Bibliothèque nationale, est un lieu de mémoire. C’est ce lieu qui insuffle son énergie, qui se présente comme un labyrinthe, nous happe dès les premiers instants. Le «Point aveugle» que nous proposent Mouna Ben Haj Zekri et Brahim Jumaa est une prospection d’un espace qui nous prend dans son piège et c’est bien là que commence l’histoire…
Quand la lumière s’oppose à l’obscurité, quand le champ de vision ne capte plus certains éléments, lorsqu’on se retrouve l’un face à l’autre ou dans le hors-champ de l’autre, comment peut-on continuer à exister pour l’autre ? L’autre c’est quoi ? Et dans quelle mesure nous sommes complémentaires ou l’un le reflet de l’autre ?
Le lieu de jeu est un espace nourri de sa propre histoire, les murs résonnent d’un écho lointain, il se construit en trame et en angles. Elle et lui se superposent, produisent un langage dans le parfait silence, les outils forment un discours, les pieds, les mains, le corps, le visage prennent la lumière et s’en échappent.
C’est un homme et une femme séparés par l’espace et le temps. Pourtant, chacun d’eux porte un bout de l’autre. Chacun dans sa solitude et son silence, ils parlent à eux-mêmes, à l’autre en invoquant tout geste, toute partie du corps pour crier leur être.
L’intensité de leur parole nous parvient avec une charge émotionnelle de pure poésie. L’esthétique qu’ils proposent va dans le sens de l’acceptation de l’un pour l’autre. La solitude est un état qui se nourrit de l’isolement et de l’appréhension de l’autre, de l’attente et de l’espoir.
Toute la magie est là. Avec une lumière que l’on subit, que l’on manipule, que l’on prend ou que l’on rejette.
Ils sont comme des enfants, qui détournent des objets communs pour en faire des jouets, ils découvrent une ombre, la poursuivent, la pourchassent, la déforment et la reconstruisent. Tout est jeu, tout est exploration, découverte. Un fil la retient, un parapluie le cache d’une lumière qu’il refuse de prendre, elle est femme, enfant, masque, entité, lui, est fragmenté, désarticulé. De leur rencontre, échange, naissent des mots… Des mots silencieux, des images éphémères, une poésie intense soutenue par des sons, des bruitages, une bande sonore qui reproduit cet état, l’accompagne, le souligne et le transcende.
«Il y a trois ans, nous nous sommes rencontrés pour la première fois en Tunisie. Nous avons alors commencé à nous écrire des lettres, avec l’intention de créer une connexion avec l’autre, basée sur les mots et de nous libérer de la géographie. Nous parlons de notre moi intérieur, dans tous ses détails, de nos villes et de la perte. Après une correspondance d’un an et demi, chacun dans sa ville, nous avons décidé de faire de ces échanges une création théâtrale.
Les répétitions ont duré six mois à Tunis et nos correspondances ont été le point de départ qui nous a ramenés à notre moi, pour nous trouver finalement devant une question : «Qui suis-je ?». C’est de là qu’est parti le processus d’écriture et de répétition. Le script a évolué avec le travail sur scène. «Nous considérons ce spectacle comme un voyage de recherche continue, dans un sens personnel, théâtral et esthétique».
Entre Mouna Ben Haj Zekri, comédienne tunisienne nourrie de ses questionnements sur son métier, son être, son autre, et Brahim Jumaa, dramaturge et metteur en scène syrien, la parole est abolie. Il n’y a que le silence qui parle avec une telle expressivité qui dessine un sourire sur nos lèvres de spectateurs, une vibration que nous partageons en chœur. L’esprit suit le cheminement de la performance, le mental veille, il ne se déclenche que quelques minutes après la fin du «Point aveugle» avec, pour seule conscience de notre être, notre propre solitude, et notre propre quête de son existence.