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Tribune | Le peuple chaisier

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Par Noura Bensâad*

Dans la préface de son recueil de contes, Le rapport de Brodie, Jorge Luis Borges écrit: «Je crois qu’avec le temps, nous mériterons qu’il n’y ait plus de gouvernements». Cette réflexion de l’écrivain argentin m’avait marquée parce qu’au moment où je l’ai lue, nous vivions les premières années d’une période révolutionnaire où pagaille et marasme rimaient avec délitement de la classe politique. En effet, après avoir chassé en janvier 2011 le dictateur et sa famille de malfrats, voilà que nous nous retrouvions confrontés à une multitude de politiciens qui, à peine ayant occupé le siège de député, de gouverneur, de secrétaire d’état, de ministre ou de président, ne semblaient plus essentiellement préoccupés que d’une chose: être installé sur le siège le plus longtemps possible, et même à jamais, pourquoi pas ?, afin d’en tirer profit, en premier lieu pour soi-même. C’est ce qui ressortait très vite de leurs attitudes et certaines fois de leurs déclarations — un député à peine élu en 2014 ne s’était-il pas empressé de proposer l’adoption d’une loi afin que chacun des 217 députés que compte le Parlement dispose d’une voiture de fonction —, ce qui ne les empêchait pas, avec un aplomb et un cynisme sans limites, de clamer par ailleurs leur engagement total pour défendre la cause du peuple bien-aimé et sa révolution.

Pour parler de la révolution, justement, certains emploient l’expression méprisante de révolution de la brouette en référence à l’immolation par le feu du vendeur ambulant Mohamed Bouazizi, qui fut un des déclencheurs de l’insurrection populaire. Aussi, pour rester dans la symbolique de l’objet utilitaire, je propose de parler de contre-révolution du siège ou de la chaise. Notre dialecte savoureux ne manque pas d’expressions pour qualifier ce comportement qui est aussi une forme de complexe (le complexe de la chaise) : «Il (elle) ne s’intéresse qu’au siège», «Il (elle) ne veut pas lâcher le siège». La langue française n’est pas en reste lorsqu’elle se réfère elle aussi à ce qui sert de siège avec des expressions telles que : «La politique de la chaise vide».

Chaisier (chaisière)

Autrefois et sous d’autres cieux, il existait une fonction qui consistait à percevoir le prix d’occupation d’une chaise dans un jardin public ou une église. En Tunisie, et pour autant que je sache, cette fonction n’a pas existé, mais pourquoi ne pas lui donner vie et valeur avec un lieu qui serait le pays (par métaphore, la nation peut être considérée comme un vaste jardin public), une chaise qui serait le poste occupé par le député, le gouverneur, etc., et un percepteur qui serait le peuple. Justice serait ainsi rendue, car le locataire de la chaise ne pourra ainsi pas oublier qu’il reste avant tout redevable au peuple sans qui la chaise qu’il occupe n’existerait pas !

«Je crois qu’avec le temps nous mériterons qu’il n’y ait plus de gouvernements». Cette aspiration légitime reste hélas, et sous toutes les latitudes, bien loin de se réaliser. En attendant ces jours meilleurs, nous, Tunisiens, pourrions exiger de nos politiciens candidats à la chaise qu’ils paient désormais l’occupation de cette chaise.

Cela pourrait constituer, ils sont si nombreux, une entrée d’argent non négligeable pour l’Etat. Et l’on pourrait même affiner les modalités de cette perception en doublant la somme dans le cas où, par exemple, le locataire de la chaise fait perdurer son occupation au-delà du temps imparti ou par imposition d’une amende plus ou moins importante s’il y a eu une infraction qui pourrait être le vol de la chaise. Ainsi, après avoir embrasé les pays arabes et émerveillé le monde entier en 2011, ouvririons-nous la voie à un nouveau processus totalement révolutionnaire en devenant le premier peuple chaisier !

N.B.

*Ecrivaine

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