Dans ces deux pays arabes, l’un au Maghreb, l’autre au Moyen-Orient, auxquels les 2es Assises internationales du journalisme de Tunis (17, 18 et 19 mars) ont consacré des focus, les conditions de travail des journalistes n’ont rien d’une sinécure. Des vécus parfois marqués par la peur, les violences d’Etat et l’exil
Très compliquée pour les journalistes au Liban, notamment après l’énorme explosion dans le port de Beyrouth le 4 août 2022, la situation est encore plus ardue au Maroc, où un pouvoir liberticide sanctionne, depuis près de vingt ans maintenant, toute velléité d’indépendance des journalistes. Y compris en persécutant, diffamant et emprisonnant les plus vaillants parmi eux.
Ce sont les témoignages de six journalistes venus des deux pays, qui ont été au centre des deux panels dédiés au Liban et au Maroc, organisés le premier le jeudi 17 mars et le second le vendredi 18 mars à la Cité de la culture.
A la recherche d’un modèle économique viable
215 morts et 6.500 blessés et des dégâts estimés à près de quatre milliards d’euros par la Banque mondiale, tel est le sinistre bilan de l’explosion du 4 août sur le port de Beyrouth. Les répercussions sur la vie des médias ne sont pas moins catastrophiques : départ massif des journalistes à la suite de l’effondrement des salaires et de la livre libanaise, blocage des institutions de l’Etat, manque de la logistique nécessaire au travail, tels l’électricité et Internet. Et pourtant des institutions médiatiques essayent de fonctionner dans ce contexte exceptionnel. Et surtout de faire un bon journalisme, qui respecte les règles déontologiques et surtout la transparence de ses finances dans un pays, comme le dit Alia Ibrahim, cofondatrice du site arabophone Daraj.com : «où 40% des médias sont entre les mains de familles liées à la politique». Si quelque chose réunit les trois journalistes invités au Focus Liban, à savoir Caroline Hayek, grand-reporter pour l’Orient-le Jour, Marc Saikali, d’Ici Beyrouth, et Alia Ibrahim, de Darag, c’est bien une rupture avec ce système de médias partisans, qui ont peu à peu perdu la confiance du public. Le modèle économique choisi par Ici Beyrouth, ouvert il y a seulement quelques mois, un site d’information, d’analyse et d’investigation générale avec une part essentielle de reportages et d’images, présent sur toutes les plateformes numériques est la diversification de ses sources financières, ONG et mécènes. «Parce que nous croyons en la souveraineté du Liban, en la neutralité vis-à-vis des axes régionaux, ainsi qu’au vivreensemble, au pluralisme et à la diversité politique et culturelle, nous nous opposons à la mainmise iranienne sur notre pays et refusons tout financement provenant de cet axe. Cette ligne nous a aidés à trouver des ressources à notre site. Par volonté de transparence, tous les actionnaires et ONG, qui nous soutiennent, sont cités sur notre plateforme», assure Marc Saikali, PDG d’Ici Beyrouth.
Expliquer le Moyen-Orient compliqué par l’entremise des faits
Le quotidien francophone, L’Orient-le Jour, qui s’est doté d’un site depuis 2010, fêtera bientôt son centenaire. Il vise également la diaspora libanaise vivant au Canada, en Europe et en Afrique (près de 14 millions de personnes), pour qui selon Caroline Hayek : «Le journal veut créer un pont et expliquer ce Moyen-Orient si compliqué». Dominé par les valeurs maronites de droite à l’origine, le quotidien a réussi à évoluer au point de mener dernièrement des investigations sur la pédophilie au sein de cette église libanaise. «Nos mécènes libanais pour leur plupart ayant des affaires à l’étranger n’interfèrent jamais dans la rédaction, ni dans nos investigations entre autres sur l’écroulement du système banquier au Liban. Nous jouissons d’une indépendance totale», affirme la journaliste, qui a reçu le prestigieux Prix Albert Londres 2021 pour sa série d’enquêtes sur l’explosion du 4 août 2020. L’investigation est aussi la marque de fabrique de Daraj. com, lancé en 2017 et dont le lectorat est avide de matière puisée dans les faits et rien que les faits, comme l’explique Alia Ibrahim.
«Mais comment faire lorsqu’une enquête nous demande six à sept mois de travail continu ? Nous aimerions faire plus, d’autant plus que 6% du public d’Internet est arabophone mais 2% seulement des contenus qui y circulent sont produits dans la langue arabe. Nous sommes toujours limités par le volume de subventions que nous recevons», s’interroge la cofondatrice de Daraj.com.
Faire taire les voix dissidentes par une asphyxie financière
Si le Liban connaît, malgré sa crise économique et politique, une vitalité médiatique au point de faire dire à Marc Saikali : «L’idée de créer un Netflix des médias libanais me semble intéressante. Même si chacun n’est pas d’accord avec l’autre. On propose bien des films d’amour et des films d’horreur sur cette plateforme. Nous, nous serons les films d’amour de ce Netflix là !», la situation est bien différente au Maroc.
« Il existe une homogénéité à la Pravda par rapport au ton avec lequel on parle du Roi dans les médias», insiste Aboubakr Jamai, aujourd’hui exilé en France et dirigeant le programme des relations internationales à l’Institut américain universitaire d’Aix-en-Provence. Il a fondé et dirigé les hebdomadaires marocains Le Journal Hebdomadaire et Assahifa Al Ousbouiya. En 2001, Aboubakr Jamaï est condamné pour diffamation envers le ministre marocain des Affaires étrangères. «Une décision de la justice marocaine clairement motivée par la volonté d’asphyxier économiquement Le Journal Hebdomadaire, l’une des publications les plus indépendantes du royaume. Et de donner l’exemple pour tout autre porteur de projet de ce type», a fait remarquer Aboubakr Jamai. «Une grande partie des ressources des médias vient des publicitaires. Il devient alors facile de couper les vivres à toute publication récalcitrante, d’autant plus que le premier banquier marocain est Mohamed-VI. Contrairement à ce que l’on peut penser, la liberté de la presse est en déclin continu depuis la disparition de Hassan II», affirme encore l’ancien directeur du Journal Hebdomadaire.
A côté de lui, Hajar Raissouni poursuit un récit jalonné d’intimidations, de restriction des libertés et d’exactions de tous genres. Hajar Raissouni, vivant actuellement au Soudan, est très connue au Maroc et à travers le monde pour avoir été condamnée le 30 septembre 2019 à un an d’emprisonnement pour avortement «illégal», et relations sexuelles hors mariage. Ses proches ont rapidement dénoncé un procès politique contre une voix dissidente, ayant rédigé des articles sur les détenus du mouvement social du «Hirak».
«Je n’en pouvais plus du quadrillage policier que je subissais»
Hajar Raissouni, journaliste pour le quotidien marocain Akhbar al Yaoum, un des derniers journaux indépendants au Maroc, a été arrêtée par un escadron de policiers le 31 août avec son fiancé Amin Rifaat, alors qu’ils sortaient du cabinet d’un médecin à Rabat. Nièce de Soulaymane Raissouni, le rédacteur en chef du journal Akhbar Al Yaoum, emprisonné pour une accusation d’agression sexuelle contre un militant Lgbtq, il fait partie des journalistes incarcérés pour des «affaires de mœurs ». «J’ai été graciée par le Roi le 16 octobre 2019. J’ai alors fait face à une campagne de diffamation de la part de sites et de publications proches du pouvoir. J’étais sur écoute téléphonique au point de retrouver une conversation téléphonique avec mon cousin transcrite au détail près sur un de ces sites. Je suis partie, parce que je n’en pouvais plus du quadrillage policier que je subissais au quotidien.
J’aimerais revenir au Maroc, mais rien ne me garantit que ces pratiques d’intimidations ne se poursuivent à mon encontre», témoigne Hajar Raissouni.
Abdellatif El Hammouchi, journaliste d’investigation et chercheur en sciences politiques, s’interdit lui l’idée de l’exil malgré l’insistance de ses amis et la filature policière qui le vise à chacune de ses enquêtes journalistiques. «Le syndicat des journalistes ne dénonce point ces pratiques et violations», affirme plein de déception Aboubakr Jamai.
A la fin de ce focus Maroc, de violents échanges verbaux ont éclaté entre les journalistes indépendants et ceux proches du régime chérifien présents dans la salle Omar Khlifi, à la Cité de la culture. Rien ne pouvait apaiser la salle, même pas l’attribution par l’Association vigilance pour l’Etat civil et démocratique de son prix Néjiba Hamrouni 2021 pour la l iberté d’expression aux deux journalistes incarcéré Soulaymane Raissouni et Omar Radhi.