La saison 1962-63 a enregistré un fait inédit. En effet, l’Etoile Sportive du Sahel n’a essuyé aucune défaite, remportant haut la main le doublé. Hédi Sahli a été de cette campagne héroïque. Savourant tous les sacres et honneurs aussi bien avec son club de toujours qu’en sélection nationale, ce rugueux défenseur incarnait les valeurs de courage, de solidarité et de sacrifice. Son récit des moindres faits et gestes remontant à plus d’un demi-siècle est émouvant.
Hédi Sahli, revenant d’une dissolution, comment votre club a-t-il fait pour réussir la gageure de terminer la saison de grâce 1962-63 sans la moindre défaite ?
En réalité, personne n’envisageait un tel triomphe. A la levée de la suspension, l’ESS avait perdu ses structures. Tout était à inventer, ou presque. L’exode massif consécutif à la dissolution a vu Abdelmajid Chetali partir en France pour une carrière professionnelle; Habib Mougou était vieillissant; certains joueurs revenaient du Stade Soussien, de la Patriote de Sousse, d’El Makarem Mahdia…. Plein de jeunes arrivaient parmi les seniors: Ben Amor, Gnaba, Menzli, Kedadi et moi-même. Mohsen Habacha et Mohamed Mahfoudh paraissaient à peine plus âgés dans ce groupe de jeunots. Les gens avaient peur que l’équipe ne puisse se maintenir en première division.
Comment avez-vous rejoint l’équipe fanion ?
Au premier match amical d’intersaison face au Sfax Railways Sport, au stade Ceccaldi de Sfax, je me trouvais sur les gradins parmi une dizaine de supporters étoilés. J’avais à peine 19 ans, et faisais figure de remplaçant. A la mi-temps, ces supporters me conseillèrent d’aller dans les vestiaires voir si notre entraîneur Paramanov avait besoin de mes services. Dès qu’il m’a vu, il m’appela: «Sakli (car il ne pouvait pas prononcer le H), prépare-toi à jouer !». On a gagné (4-2). Depuis ce match, j’étais devenu titulaire.
Vous avez entamé cette saison historique sur les chapeaux de roues…
Oui, nous allions enchaîner d’abord par un double test contre l’USM. Puis, voilà la première sortie officielle remportée (1-0) contre le CSHL grâce à une tête de Mohsen Habacha sur corner. Ensuite, deux matches nuls contre Mateur et Monastir (1-1), puis un succès face au SS (2-1). Nous allions continuer ainsi en accumulant les courtes victoires. Nul à Sousse face au CA. A La Marsa, Mougou égalise à la dernière minute (2-2). D’ailleurs, «Tête d’or» ne jouera que trois matches durant cette saison mémorable: face à l’ASM donc, et contre le CA et le SG. Puis, la délivrance: Chetali revient de France et renforce l’effectif à partir de l’avant-dernière journée de la phase aller. On s’impose alors à Gabès (2-1). Dès lors, l’Etoile dispose d’une arme fatale, Majid donnant une autre dimension à l’équipe. D’emblée, deux victoires devant l’Espérance, une en championnat (2-1) et une autre en coupe (1-0) grâce à un but de Mohsen Jelassi. La machine était lancée. Mais, au départ, personne n’y croyait vraiment…
On raconte que vous refusiez systématiquement le statut de remplaçant. Est-ce vrai ?
Oui, car rester sur le banc des remplaçants, c’était pour ma génération un sacrilège, une humiliation. De retour d’Allemagne où il obtint ses diplômes d’entraîneur, Chetali évolua une saison en tant que joueur, mais il manquait de compétition et préféra arrêter les frais. Passé entraîneur, il voulut rajeunir l’équipe. La veille d’un match contre l’EST, il décida de me laisser avec les remplaçants. J’ai alors déserté le stage. Il me reprocha mon attitude, me disant: «Ben Amor, Habacha et moi-même, nous avons accepté de rester remplaçants, pourquoi pas vous ?». Je lui ai répondu: «Vous le faites parce que vous comptez rester dans le foot que ce soit en tant qu’entraîneur ou dirigeant, alors que moi, je ne le serai jamais parce que je n’accepte pas les compromis». Trois ans durant, j’ai été capitaine, succédant à Rouatbi, Chetali et Habacha à son départ pour Ajaccio, en France. J’ai dû ainsi arrêter à 31 ans alors que j’aurais pu continuer deux ou trois saisons supplémentaires.
Votre meilleur match et votre meilleure saison ?
C’est à Damanhour, en sélection militaire face à l’Egypte de Refaât Fanaguili qui l’a emporté (2-1) que j’ai disputé mon meilleur match. Saâd Karmous a inscrit notre but. Ma meilleure saison a coïncidé avec notre titre de champion 1971-72. Cette année-là, j’ai été privé in-extremis de l’Etoile d’or qui récompense le meilleur joueur de la saison. Nous étions en état de grâce.
Quel est votre plus mauvais souvenir ?
La demi-finale de la coupe de Tunisie 1970-71 perdue contre l’Espérance de Tunis (0-0, puis 1-1 en match rejoué avec un but de Slah Karoui pour l’ESS). Il a fallu le recours aux corners pour nous départager, et ce furent les Sang et Or qui sont passés.
Quelle est la première qualité qu’on vous reconnaissait ?
La générosité, l’engagement, le don de soi. C’est dans mes gènes. J’étais le seul parmi l’effectif à être aligné tout en observant le jeûne au mois de Ramadan. Certains trouvaient cela un traitement de faveur. Notre président Hamed Karoui leur répondait : «Que voulez-vous, Sahli donne toujours le même rendement, y compris en observant le jeûne». Certains trouvaient mon engagement excessif. L’arbitre Abdelkader qualifia même mon jeu de «sauvage». Quant à l’attaquant du Club Africain, Mohamed Salah Jedidi, il me fit un jour cette remarque: «Quel paradoxe ! A vous regarder jouer, on se croirait en face d’un méchant bandit, d’un monstre, alors que hors d’un terrain, on découvre un personnage exquis et délicieux !».
Quel est l’attaquant qui vous a donné le plus de fil à retordre?
Tahar Chaïbi qui change de rythme en pleine course, ce qui met dans le vent son adversaire. Attention, il ne faut pas trop coller à ce genre d’adversaire nettement plus rapide que vous. Il vaut mieux garder un ou deux mètres de distance. Et puis, quelles qualités humaines! Durant la semaine que j’ai passée à la Rabta suite à ma double fracture tibia-péroné, Chaïbi était venu à mon chevet.
Comment avez-vous contracté cette grave blessure ?
En mars 1966 face au CAB à Sousse. Sur un contre, Habib Chakroun place un tacle assassin au moment où j’allais centrer. Le reste, c’est un tibia en lambeaux, trois mois de plâtre, et les quatre derniers matches de la saison ratés. Mais je crois être revenu par la suite encore plus fort. Dans notre 4-2-4, le Soviétique Aleksei Paramanov (1965-67, puis 1976-77) m’a associé à Mohsen Habacha à l’axe défensif.
Hormis Paramanov, quels furent vos entraîneurs ?
Chez les jeunes, le Français Georges Berry et Hsouna Denguezli qui s’entêtait à m’aligner en compétition même quand je ne m’entraînais pas. Il disait être convaincu que j’allais faire une grande carrière. C’était un homme de poigne, genre Faouzi Benzarti, un style que j’aime beaucoup. Avec les seniors, mes entraîneurs furent Abdelmajid Chetali (1970-75), Rachid Shili lors de mon passage à la Patriote de Sousse quand l’Etoile a été dissoute, et le Yougoslave Bozidar Drenovac (1960-65 et 1969-70). Avec ce dernier, l’Etoile réussit cet exploit jamais réédité: rester invaincue durant toute la saison.
En sélection, vous avez failli manquer les Jeux méditerranéens 1967 à Tunis. Pourquoi ?
Tout comme beaucoup parmi mes coéquipiers à l’ESS, je n’aimais pas rester longtemps loin de Sousse. Pour nous, c’était un supplice. J’ai même prétexté la maladie d’un proche pour éviter d’aller disputer un tournoi en Algérie. Pourtant, j’ai été parmi le onze qui a inauguré le stade olympique d’El Menzah le 8 septembre 1967 à l’occasion de notre première sortie aux Jeux méditerranéens (victoire contre la Libye 3-0, dont un doublé d’Amor Madhi). Ce jour-là, j’ai occupé le poste de latéral gauche, et j’ai joué tout le tournoi, sauf contre la Turquie.
Vous avez failli abandonner votre carrière internationale sans l’intervention de Mahfoudh Benzarti. Racontez-nous cet épisode.
Le latéral monastirien surnommé «Al Moujahid» a téléphoné au sélectionneur Mokhtar Ben Nacef à partir du comptoir du Café de Tunis, à Sousse, pour lui dire que Hedi Sahli restait indispensable à la sélection, surtout lors des Jeux méditerranéens. C’est comme cela que j’ai fait toute la campagne de préparation aux J.M: d’abord en France où nous avons été battus par l’OM au Vélodrome 4-2 (j’étais entré en 2e période à la place d’El Moujahid), battu Avignon 2-0 (latéral gauche), perdu contre Nîmes (2-0) et dominé le Stade Français (2-0, un doublé de Habib Akid). Dans cette dernière partie, j’ai joué la première mi-temps, puis, au retour aux vestiaires, j’ai commencé à enlever mes crampons parce que je pensais devoir céder ma place. Ben Nacef s’est retourné vers moi, me demandant: «Que fais-tu là, rechausse tes crampons, tu vas jouer tout le match». Depuis ce temps-là, j’ai été titulaire à part entière. La suite de la préparation, nous l’avions faite en Russie.
Quel sentiment gardez-vous de la CAN 1965 à Tunis ?
Une grosse déception. Pourtant, je n’étais que remplaçant, et je souffrais de ne pas pouvoir jouer. Je dois avouer que le Sénégal aurait mérité de disputer cette finale. Il a été écarté injustement au bénéfice de la Tunisie. Pourtant, en cas d’égalité, les règlements étaient clairs… Certains en veulent à Attouga au prétexte qu’il avait pris des buts faciles face au Ghana, en finale. Je ne suis pas d’accord. Ce gardien reste un monstre, il se dépensait aux entraînements sans compter.
Au fait, comment étiez-vous venu en sélection ?
Tout juste deux semaines avant la coupe d’Afrique des nations 1965 à Tunis. Le sélectionneur national Mokhtar Ben Nacef, originaire de Bizerte, m’a repéré lors de notre sortie victorieuse (2-0) à Bizerte face au CAB. Le lendemain, il m’a convoqué en sélection.
Quels sont à votre avis les meilleurs joueurs
du football tunisien ?
Chaïbi, Diwa, Sassi, Chetali, Tarek, Mohieddine et Habacha. Mais Hamadi Agrebi reste au-dessus du lot.
Quel est le plus grand joueur de l’histoire de l’ESS ?
Je crois que Habib Mougou «Tête d’or» n’a pas son pareil. En dehors de Mejri Henia, quel autre joueur tunisien s’était maintenu au plus haut niveau à l’âge de 37 ans ? Un jour, le défenseur du Club Africain Gallard lui a fracturé la mâchoire. Il a dû monter une nouvelle denture. A contrario, la carrière d’un autre monstre sacré, Mohieddine Habacha, le frère de Mohsen, a été très brève puisqu’il a été emporté par un cancer très jeune, en 1962. C’était un immense talent qui savait allier technique et efficacité. Un jour, il lui était arrivé d’inscrire neuf buts dans un même match.
Que représente la famille pour vous ?
Tout, la vie serait impossible sans elle. En 1969, j’ai épousé Najet, secrétaire à la Stia. Nous avons deux filles: Hajer, professeur de français, et Souhir, conseillère juridique établie à Sousse.
Comment passez-vous votre temps libre ?
Depuis mon enfance, je suis un féru de cinéma. Michèle Mercier est mon idole. J’aime les classiques, le western… Je fréquentais les salles de cinéma assidument au point que je passais pour un membre du personnel de ces salles. Mais, depuis bientôt 20 ans, je n’ai pas mis les pieds dans une salle. Je me contente de voir les films à la télé. Je regarde les matches du Real, d’Arsenal et Chelsea. Je ne peux pas non plus me passer de la partie de belote ou rami au café avec les copains.
Enfin, que représente pour vous l’Etoile ?
Dans mon esprit, ce serait dramatique de douter de mon amour pour mon club. L’ingratitude des gens m’irrite. Cette attitude hypocrite m’horripile. Sans le foot et l’Etoile, qui aurait connu Hedi Sahli ? Ma carrière et ma conduite plaident en ma faveur. Mais en parallèle, je dois tout au sport. L’Etoile a illuminé ma vie.
Et la ville de Sousse ?
Un délicieux coin de paradis sur terre dont je ne saurais me séparer. En 1975, on a voulu me transférer au commissariat régional à l’équipement et à l’habitat de Monastir. J’ai refusé, menaçant de démissionner. Il a fallu l’intervention de Mohamed Touzani, PDG de la Stia, pour m’épargner la corvée de cette mutation.