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ANALYSE: Le spectre de l’inflation

Par Mohedine Bejaoui – Docteur en économie –

Nous nous sommes habitués à vivre avec une faible inflation ces dernières décennies, mais ce n’est pas la norme. La parenthèse de la relative stabilité des prix est bel et bien refermée. L’inflation mondiale a été en 2010 de 3.79%, en 2015 de 3.31%, en 2021 de 3.5%, elle saute désormais à de nouveaux paliers. Le retour de l’inflation aux USA (7.5%) et en Europe (5%) est l’évènement économique marquant de 2022.  En Tunisie, l’inflation est bien installée, elle a tendance à augmenter dangereusement, de près de 3.6% en 2016, elle a grimpé à 6.8% en 2022, tous les facteurs haussiers ont le vent en poupe pour souffler sur la braise.

Avec l’accroissement des prix de l’énergie et la reprise économique post-Covid 19, l’inflation est au plus haut depuis des lustres. Le phénomène serait-il passager ou risque-t-il de s’installer durablement ? L’inflation est probablement le phénomène économique dont l’impact et le risque social sont les plus redoutés par les gouvernants. D’aucuns disent que les dictateurs n’ont peur de rien sauf de l’inflation, les démocraties notamment en transition sont averties. La chute des autocrates latino-américains a été précipitée par l’hyperinflation qui a sévi sous ces tropiques pendant les années 70-80.

La situation en Tunisie est à ce titre inquiétante dans un contexte de crise politique, l’inflation qui s’établit à 6.8% menace de rompre un équilibre social précaire. Tentons d’apporter quelques éclairages théoriques sur ce phénomène avant d’explorer des pistes de solutions à moyen et à long terme.

Les sources de l’inflation

Les affluents de l’inflation sont multiples, leur convergence en période de crue la fait déborder, ainsi elle rampe, puis galope, puis devient folle en hyperinflation. Plusieurs expressions la définissent : hausse générale des prix, hausse du coût de la vie, baisse du pouvoir d’achat ou dépréciation monétaire. Elle provient de moult sources, telles que la hausse de la demande, la baisse de l’offre, le gonflement de la masse monétaire, la dévaluation de la monnaie nationale, le renchérissement des importations, l’augmentation des salaires. Dans une évolution défavorable, ces différentes causes se conjuguent à une psychologie des anticipations plus ou moins rationnelle des acteurs. Les salariés revendiquent des augmentations de salaires, les entreprises anticipent en haussant leurs prix, et la spirale inflationniste s’installe durablement.

Les premières approches théoriques de l’inflation ont cherché dans la monnaie les causes de la hausse des prix. D. Hume (économiste, philosophe et historien britannique 1711-1776) disait dans sa célèbre fable que «si la quantité d’or double miraculeusement pendant la nuit, l’ensemble des prix sera multiplié par deux le lendemain». D. Ricardo (économiste et philosophe britannique 1772-1823) abonda dans ce sens, estimant que la valeur des marchandises est déterminée par le stock de moyens de paiement disponibles, ainsi, la hausse des prix ne peut provenir que de l’augmentation de ce stock. Dans le premier cas, la hausse des prix réduit le pouvoir d’achat de la monnaie devenue trop abondante, dans le 2e, la dépréciation des moyens de règlement sanctionne le fait qu’ils aient perdu en équivalent-or. Ainsi naquit la théorie quantitative de la monnaie, pilier des théories de l’inflation. Dans ce sillage, se sont inscrits les libéraux monétaristes avec leur chef de file, M. Friedman (économiste américain 1912-2006), qui assignèrent la politique monétaire au seul objectif de lutte contre l’inflation. Toute émission de la masse monétaire est naturellement inflationniste si elle n’est pas compensée par une croissance de la production. Les économistes de «l’école de Chicago» trouveront au Chili un champ d’expérimentation où l’inflation est endémique depuis près d’un siècle. Les remèdes de cheval préconisés sous la dictature de Pinochet soumettaient la population à de douloureuses contraintes économiques endurées sous la coercition. Le «monétarisme périphérique» trouva un laboratoire grandeur nature où les recettes ultralibérales chimiquement pures ont été administrées pour échouer lamentablement au bout d’un laborieux processus de restrictions. On oublia que l’inflation chilienne est structurelle, séculaire, elle n’a connu que quelques brefs et rares intermèdes d’accalmie. La situation s’est au contraire aggravée des suites de la thérapie monétariste. Rappelons qu’en 1973, les prix des produits de première nécessité ont connu une hausse de plus de 1.000%. L’hyperinflation a prospéré ainsi pendant des années. La rigidité structurelle de l’offre eut raison du monétarisme échevelé de Friedman. On observe aujourd’hui une inflation forte aux USA —toutes proportions gardées—, le choc de la demande du plan de relance post-Covid19 a engendré une dynamique des prix dans une économie de plein emploi. On estime finie la politique monétaire accommodante d’«hélicoptère money» qui a arrosé l’économie pendant la période Covid-19. La FED augmente ses taux directeurs, un œil sur l’inflation, l’autre sur la croissance.

II est bien connu que Chômage et Inflation ont tendance à évoluer dans des sens contraires en phase de croissance. La raréfaction de la main-d’œuvre accélère la hausse des salaires, dont le coût est répercuté par les entreprises sur les prix dans un cercle vicieux.

Le phénomène hyper-inflationniste est comme la fièvre, il monte vite et descend trop lentement. Le temps qui se passe entre l’inflation à un chiffre et l’inflation à deux chiffres est plus long que celui qui sépare l’inflation à deux chiffres de l’hyperinflation. Au Liban, la hausse des prix en 2022 est près de 240% ; elle était de 137,75% en glissement annuel en octobre 2021. Ce taux n’était que de 6.1% en 2018. Cela peut aller très vite, derrière les chiffres, il y a des humains, qui ont besoin de s’alimenter, de se soigner, en somme de vivre. Ce mal économique est un monstre qui peut ronger le consensus social d’une nation. Le Zimbabwe a connu 800% de taux d’inflation en 2020 ; pays qui a frôlé la famine en 2018. Le Venezuela, qui vit aujourd’hui sous le taux «modéré» 686,4%, a subi pire, soit un vertigineux taux de 1.000.000% en 2018 selon le FMI. Sa population a été contrainte à un exode massif, plus de 5 millions sont partis vers la Colombie et ailleurs. Autant de menaces qui font craindre le pire en Tunisie qui fait connaissance avec une inflation qui a propension à s’enraciner.

Flambée des prix en Tunisie

La hausse des prix est régulière en Tunisie, au moins depuis 2016, de 3.63%, l’inflation est passée à près de 7% en 2022. Il ne s’agit là que de la moyenne calculée sur la base du «panier de la ménagère» qui rend peu compte du problème de la satisfaction des besoins de première nécessité.

Selon une étude de l’INS (novembre 2021), nous assistons à l’envolée des prix alimentaires de 6.9%, moyenne qui recèle aussi des disparités importantes : volailles 24%, huile d’olive 24.4%, œufs 16.4%, fruits frais 16.1%, poissons 8.9%.

Selon la FAO, la hausse de l’indice mondial des prix alimentaires a atteint 40% en 2022.

Si on regarde de plus près 3 sous-indices concernant 3 aliments subventionnés en Tunisie : les céréales 1%, les huiles végétales 4.5%, le sucre 3.1%. Quant à l’indice de la viande, il a grimpé de 17.3%.

En Tunisie, l’évolution vertigineuse des prix des produits manufacturés n’est pas en reste, elle croît de 7.6%, des médicaments 7.8%, de l’habillement 8.8%, des prix encadrés 6.8%, des hydrocarbures 12.5% (2019/21), de l’énergie 11%. Sans oublier le tarif de l’eau potable qui augmentera pendant les cinq prochaines années.

De multiples raisons expliquent ces tensions inflationnistes :

La rigidité de l’offre, la dépréciation monétaire, la dévaluation du taux de chanel’ inflation importée.

La rigidité de l’offre est centrale, lorsqu’on produit moins, la rareté renchérit la valeur, c’est un axiome de base en économie. La Tunisie connaît une croissance molle depuis 2011 où elle a enregistré -1.66%, 1% en 2015, 1.4% en 2019, (-9.18) en 2020, elle ne serait au mieux que de 2% en 2021.

La baisse des récoltes céréalières de 37.5% entre 2020 et 2021 alimente la spirale des prix, notamment en augmentant les besoins d’importation de denrées, dont les cours s’envolent.

La pression sur les prix est d’autant plus forte que le taux de change du dinar se déprécie. Il y a cinq ans, 1 euro valait 2.29 dinars il est passé à 3.20 dinars aujourd’hui, soit une baisse de 39.7%. Bien au-delà de la gestion discutable de la Banque centrale, c’est l’aggravation du déficit commercial qui baisse les réserves en devises et dégrade le taux de change. Traditionnellement, l’inflation a tendance à être persistante dans les pays émergents en raison d’une indexation salariale, des politiques laxistes des banques centrales et de la volatilité des taux de change qui renchérit les coûts des biens importés comme l’affirme l’économiste I. Topa-Serry.

Profitant de la crise et du déficit de régulation du marché, le phénomène de la contrebande vient se greffer à une structure de l’offre malade. Les comportements mafieux accentuent la rareté, ils ne la créent pas. Les riches de guerre ne limitent pas la production, ils viennent exploiter une situation de pénurie qu’ils amplifient par un rationnement factice. Les consommateurs auront tendance à anticiper la raréfaction des biens en achetant davantage et alimentent ainsi le phénomène inflationniste qui s’auto-entretient. Par ailleurs, les prix alimentaires subventionnés donnent l’opportunité de commercer en contrebande avec les pays limitrophes à des prix défiant la concurrence au premier sens du terme. La pression inflationniste ne cessera pas avec la disparition de la contrebande. Toutefois, les risques sociaux se précisent dans un pays en proie à une crise économique et politique.

Tensions sociales

L’impact de l’inflation n’est pas le même pour tous. ceux, dont la propension à consommer ne laisse aucune marge à l’épargne et au confort, subissent des dépenses contraintes (alimentation, énergie, logement) qui peuvent doubler le taux d’inflation moyen.

A l’instar de la température, l’inflation ressentie est supérieure à l’inflation affichée. Axelle Bordiez-Dolin (historienne CNRS) distingue «la pauvreté mesurée» de «la pauvreté ressentie» par les organismes officiels, tels que l’Institut national de la statistique (INS). «Le panier de la ménagère» au sens de l’INS se limite chez une large classe sociale au «couffin» quotidien. Si les prix des téléviseurs, du matériel informatique ou des meubles baissent, cela n’aura aucun effet sur le pouvoir d’achat des classes pauvres, on n’achète pas un ordinateur tous les jours, beaucoup parmi eux n’en achèteront jamais. Plus les revenus sont faibles, plus les dépenses contraintes y représentent une part importante. Il s’agit bien de dépenses incompressibles qui transforment le pouvoir d’achat en  contrainte budgétaire. La pandémie de la Covid-19 a poussé 600.000 Tunisiens en dessous du seuil de pauvreté. Ils sont actuellement 21% de la population qui subsistent avec les moyens du bord, développant ainsi un «savoir-faire de la survivance» comme dit M. Weber (économiste et sociologue 1864-1920). L’instabilité sociale plane au-dessus d’un pays en proie à une grave crise politique.

Les économistes d’Euler Hermès établissent un Indice Risque Social à partir de 12 critères, dont le PIB/tête après inflation, les importations alimentaires. A 100 le risque est faible, à 0 il est très élevé. En 2021, cet indice est en hausse, particulièrement en Amérique Latine et en Afrique en raison de l’augmentation des prix alimentaires et énergétiques. L’indice du Risque social tunisien, établi à 46/100 en 2021, s’est aggravé selon cette agence qui, anticipant une instabilité sociale,  a dégradé la note tunisienne du risque pays de B3 à C3. A. Boat (Euler Hermès) affirme que l’inflation peut être un phénomène déclencheur de troubles sociaux dans un contexte où se combinent une faible marge de manœuvre budgétaire et une politique monétaire restrictive.

Les perspectives qui s’offrent à l’économie tunisienne ne sont pas pour rassurer les décideurs dans un contexte de stagflation qui nourrit le chômage endémique et détériore le pouvoir d’achat. 

Après la hausse des prix post Covid-19 et la surchauffe due au rebond de la croissance occidentale, l’avènement du conflit entre la Russie et l’Ukraine va donner du combustible à une inflation galopante. Les deux belligérants pèsent plus du tiers des exportations mondiales de blé (17% pour la Russie, 12% pour l’Ukraine). La guerre en cours a renchéri le prix du boisseau (27 kg), passé de 6.18 dollars en 2021 à 9.26 dollars, son plus haut niveau depuis 2012. L’Ukraine vend, en outre, 50% de l’huile de tournesol, il faudra se préparer à la flambée des cours des huiles végétales. La Tunisie est un importateur régulier de ces deux produits frappés par la pénurie depuis des mois. Etant les premiers producteurs de gaz et un important producteur de pétrole, l’invasion russe a mis le feu aux cours des hydrocarbures et du gaz. Le cours du Brent est passé de 74.4 dollars à 86.5 $ en février 2022, il dépasse 135 $ aux USA un mois après. Les Tunisiens résignés n’ont pas fini de le voir à la pompe et sur leurs tickets de caisse.

Sans l’intervention de la BCT, l’inflation serait aujourd’hui à deux chiffres, mais cela ne suffira pas. Une politique monétaire qui a la main qui tremble, hésitant entre restriction et expansion, ne fait qu’attiser le feu de l’inflation. A sa décharge, une politique monétaire même stricte n’endiguera pas le phénomène. Face à une demande captive par ses besoins essentiels, les prix continueront de croître sur les étals, à la sauvette, dans le secteur informel et sous le manteau. Il est absolument crucial de lutter contre la contrebande et la corruption, cela reste une condition nécessaire pour rétablir la vérité des prix, toutefois, ceux-ci  demeureront hauts tant que les réformes de structure n’ont pas été mises en œuvre.

Il n’existe aucun remède de court terme contre l’inflation. Ceux qui préconisent le blocage des prix ignorent que cette solution n’a jamais fonctionné nulle part. L’économie de pénurie soviétique en a expérimenté l’inefficacité, le Venezuela l’a appliquée pour en subir les affres. C’est un effet placébo politique de faible et éphémère portée. Lorsqu’on recourt à cet artifice, les étals se vident et la marchandise se retrouve entre les mains des vendeurs à la sauvette et des contrebandiers aux prix hauts.

Seule une politique rigoureuse globale (monétaire et budgétaire) adossée à une réforme institutionnelle serait à même de venir à bout de l’inflation à moyen terme. A court terme, la situation ne s’améliorera pas, il faudra bien le dire au peuple. Il serait prêt à des sacrifices si on lui dit la vérité et qu’on lui ouvre une perspective de sortie de crise. Ainsi, le sujet hautement incandescent de la compensation est central. Il nécessite de dessiner un compromis entre toutes les forces politiques si on consent à admettre la nécessité de faire participer tous les corps intermédiaires (Ugtt, Utica, partis politiques). Lever la compensation brutalement serait explosif, «la révolte du pain» (1984) est de triste souvenir. Toutefois, il faudra bien prévoir un calendrier de décompensation en l’accompagnant de mesures sociales ciblant les nécessiteux qui représentent plus du cinquième de la population. Ne rien faire, c’est s’attendre à la multiplication des défavorisés et se condamner à l’incapacité de les aider. On continuerait de compenser des biens inexistants, ce qui revient dans les faits à la levée du dispositif. Il faudra tirer la leçon des dramatiques expériences en cours dans ces «républiques des ONG», l’inflation a envoyé 90% des Syriens et 80% des Libanais sous le seuil de pauvreté dans l’indigence budgétaire d’Etats autoritaires et faillis. Cela va très vite quand on descend aux enfers.

En Tunisie, le climat politique n’est pas propice à l’émergence d’un débat national salutaire autour de cette question entre autres sujets qui fâchent. Dénoncer, condamner les mafieux et corrompus est absolument nécessaire, mais cela ne résoudra pas le problème de la dégradation des fondamentaux économiques. Le triple déficit budgétaire, commercial et financier est au cœur de la hausse du coût de la vie et de la détérioration des moyens d’existence. Il est urgent de ne plus attendre. Un sursaut salvateur n’est pas impossible, le pire n’est pas certain.

 

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