Par Amel BOUSLAMA
Dans la nouvelle grande et spacieuse galerie dédiée à l’art, au cœur de la Zone industrielle la Charguia 1, sous la houlette de la maîtresse des lieux Fatma Kilani, les expositions, les workshops et les résidences artistiques se succèdent pour le bonheur des esthètes, amateurs d’art et artistes de tous bords. Sur les cimaises et pour une durée de deux mois et demi, trônent majestueusement une quinzaine de peintures de technique mixte sur papier, de grand (110 x 420 cm) et moyen formats (52 x 72 cm).
De la marche piétonne à la démarche artistique voyageuse
Dans un sens figuré, Hamadi Ben Saad remarche grâce à sa peinture et, pour résumer, il déambule au sens imagé dans le papier qu’il lacère, colle, froisse, plisse, peint, trempe et parsème de gouttelettes de peinture monochrome. Dans un sens plus général et symbolique, Hamadi Ben Saad, sans doute, marche pour et grâce à sa peinture. Dans le tableau, qui a servi d’affiche pour l’exposition, on voit un personnage aux jambes courtes en train de marcher. Il ne cesse de marcher en serrant sous le bras une liasse de papier…
À notre sens, il s’agit bien de l’autoportrait de Hamadi Ben Saad qu’on croisait par le passé dans les ruelles de la Médina de Tunis. Il y recueillait les cartons devant les boutiques des épiciers en fin de journée avant de monter peindre dans l’atelier qu’il occupait à la Maison des Associations culturelles à la Medersa El Achouria, dans la Médina de Tunis.
Le plasticien rassemble des morceaux de papier, superpose, aligne, froisse et projette, enchaînant des opérations qui suivent un processus créateur hors de toute démarche classique. À l’aide de bâtonnet de pastel, il noircit le papier en effectuant des hachures dans un geste énergique continuel, dont le va-et-vient couvre les surfaces, avec la force de la main guidée elle-même par l’énergie du corps, lui aussi entièrement mis à l’épreuve. Les hachures aux traits droits et plus ou moins parallèles qui remplissent le corps du personnage nous le font voir se déplacer en vitesse. Les lignes tracées au pastel prennent la forme de hachures laissant entrevoir le blanc du support, si bien que la lumière apparaît comme à travers les fentes d’une persienne aux lattes mal rangées d’une fenêtre.
Ces rares chevauchements de lignes accentuent davantage le mouvement et le rendent plus vivant. Cette œuvre pourrait être l’autoportrait de Ben Saad en perpétuel mouvement. Une métaphore parlante et pertinente à plus d’un titre, parce qu’elle sert, selon lui, d’exutoire.
Des marcheurs acharnés aux comètes volantes
En examinant de plus près les œuvres exposées de Hamadi Ben Saad — cet artiste inclassable, plus proche de l’Art Brut—, on perçoit que le support de son tableau est constitué de fragments carrés et de rectangles de papier cartonné de récupération qu’il fait adhérer les uns aux autres en un patchwork sauvage. Sur ce lit de fragments, se tient son dessin hachuré figurant un personnage au pastel gras. Une masse bleue ou brun foncé s’étale pour occuper presque la totalité du fond blanc. Quand le format est grand, le plasticien le parsème de gouttelettes de peinture monochrome. L’aspect froissé de la texture de ce fond constitué de papier qui n’est ni lisse, ni plat, raconte un agglomérat de faits vécus par l’artiste, de métiers embrassés, de gens importants ou inconnus qu’il a fréquentés. Un rythme loin d’une vie rangée, plate et monocorde. En plus des personnages marcheurs qu’on voit défilant sur les tableaux, on perçoit sur de très grands formats des personnages intrigants et énigmatiques, présentés en état de vol. Leur grosse tête et leurs grands pieds semblent être des poissons ou des chenilles énormes, ramassées sur elles-mêmes, comme dans un cocon à l’enveloppe invisible. Selon l’interprétation donnée par l’artiste, ces êtres primitifs sont en train de traverser l’espace ; ces comètes peintes à l’horizontale circulent dans l’espace à une vitesse vertigineuse dans des galaxies.
Marqué par sa visite aux Grottes de l’époque néolithique du Sahara de Tassili, le plasticien se voit influencer par ce que les primitifs d’il y a 6.000 ans ont laissé comme peintures sur les parois des cavernes. Ces personnages géants font écho aux réminiscences du peintre. En conclusion, marcher spirituellement dans la peinture est comme marcher mentalement dans sa tête, pas besoin de jambes pour se déplacer dans l’espace. Hamadi Ben Saad n’a qu’à se mettre à dessiner, peindre, coller etc., c’est ainsi qu’il réussit à marcher. Il fait rejoindre ses origines remontant à sa lignée du Sahara de Tozeur tunisien à la dimension cosmique appartenant aux comètes et aux galaxies.
Des œuvres d’art provenant d’un aussi authentique artiste, dans lesquelles sont combinées les traces d’un âge primitif et la dimension cosmique, méritent de figurer dans les grands musées du monde, tels que le Tate Modern de Londres, le Musée d’art contemporain de Tokyo et bien d’autres. Le terrain est propice et la voie est ouverte pour la circulation et le voyage.
Ayant roulé sa bosse un peu partout dans le monde, embrassé plusieurs métiers, vu, connu, fréquenté, le plasticien peut se targuer de pouvoir continuer à effectuer ces faits vitaux par le truchement de ses tableaux.
À soixante-quatorze printemps et suite à un tel parcours, l’art, auquel s’adonne Hamadi Ben Saad par jeu et par nécessité, a la magie de le faire voyager à mille lieues d’ici. Comme c’est le cas d’ailleurs pour nous récepteurs, quand nous prêtons, à l’œuvre de cet artiste d’envergure internationale, notre regard, notre corps et notre âme !
A.B.
*La Galerie d’art La Boîte-un lieu d’art contemporain, rue 8603. Charguia Z.1, Tunis 2035. Horaires : du lundi au vendredi de 11h à 17h.