Par Amel BOUSLAMA
À la galerie le Violon bleu, dans une atmosphère raffinée, se déploient les œuvres d’un artiste sculpteur original et authentique, dans lesquelles une symphonie s’élève, orchestrée de matériaux, de médiums et de techniques divers. On y découvre un corpus d’œuvres variées et harmonieuses, sculptées en céramique, d’objets du patrimoine, de transcriptions de poésies de Mahmoud Darwich et de paroles de chants d’artisanes de Sejnane. Pour notre grand ravissement, s’unissent avec élégance, en un dialogue exquis, sculpture, bas-reliefs, vidéo, art numérique, installation sonore accompagnés d’un catalogue.
L’artiste, d’origine irakienne, qui, depuis vingt-quatre ans, vit en Tunisie, expose actuellement des sculptures et autres créées principalement en céramique, sous l’œil vigilant et connaisseur de la curatrice Khadija Hamdi, docteure en Art islamique, spécialiste de la céramique islamique. Mohamed Ghassan, à l’âge certain d’un demi-siècle, compte à son actif une cinquantaine d’expositions, collectives et individuelles, réalisées ici et dans différents pays d’Europe et du Moyen-orient, a le don d’émerveiller par ce qu’il présente.
Guerre, séparations et objet de transfert
En remontant à l’enfance, à l’adolescence et à la jeunesse de l’artiste, on constate que sa vie est faite d’une succession de séparations et de coupures subites, d’abord avec ses grands-parents irakiens qui l’ont élevé jusqu’à l’âge de trois ans, de son propre pays, l’Irak, d’avant la guerre du Golfe et enfin de l’Irak quand il l’a quitté pour s’installer en Tunisie. De la période de la guerre, le souvenir d’un moment précis a persisté et a poussé Mohamed Ghassan à créer, de toutes pièces, l’objet de ses réminiscences.
Adolescent, il n’y avait personne pour le protéger et se sentir rassuré aussi fort qu’un objet, «un objet transitionnel» peut-être comme l’aurait dit dans les années 50 Donald Winnicott, pédiatre-psychiatre-psychanalyste britannique. En effet, ce dernier a mis en lumière, dans son essai «Les objets transitionnels», le mécanisme et la fonction de l’objet transitionnel, lequel permettait à l’enfant de faire le lien entre sa relation «primitive » au sein maternel, et le monde extérieur. Ainsi, grâce au développement affectif, il tente de compenser la perte de l’environnement familial et apprend à grandir loin de son giron. L’objet précieux qui remplaçait le jouet était une kalachnikov. Elle chargeait symboliquement de puissance et d’assurance le jeune Mohamed Ghassan au moment où il voyait les bombes tomber du ciel.
En allant s’abriter contre le mur d’une maison, il serrait contre lui son arme, comme s’il avait trouvé refuge contre la poitrine d’une mère, pour échapper aux bombes qui se déversaient du ciel comme une pluie de mal, produite par l’oncle Sam. En revanche, cet objet concret et palpable était ce qui le rassurait contre ces attaques injustes et injustifiées.
Attaquer le pays d’entre Le Tigre et l’Euphrate aux 7.000 ans d’histoire, berceau de la civilisation mésopotamienne, c’était s’attaquer à l’humanité entière, m’a avoué le sculpteur. À dix-huit ans, un âge où les garçons s’amusent à jouer au foot, l’arme de soldat de Mohamed Ghassan qu’on lui a remis pour défendre son pays, était «l’objet de transfert» auquel le futur artiste se cramponnait.
Les répercussions néfastes des conflits sur l’âme et la vie des humains sont incalculables. Objet de destruction et à la fois protecteur, l’arme confiée à Mohamed Ghassan a créé un tsunami dans sa psyché. Il s’est vu parachuté brutalement du monde du jeu et de l’insouciance vers le monde solennel, grave et traumatisant de la guerre. D’objet d’affection, le doudou de l’enfant du passé, et le ballon de jeu de l’adolescent qu’il était, est remplacé soudainement par un objet qui représente une arme à double tranchant. Parce que, d’un côté, il y a cet objet qui a servi de passerelle pour entrer dans l’âge adulte et, de l’autre, il y a celui que l’artiste s’est approprié par la voie de l’art, en le détournant artistiquement, comme on peut le percevoir dans l’exposition actuelle «Between two memories».
Entre ces deux périodes, sa mémoire distingue et creuse un fossé entre l’avant-guerre et celle de l’après-guerre, de l’Irak et celle de la Tunisie, du Machreq et du Maghreb. Or, ces séparations successives ont dû produire de manière répétitive une béance ou, le moins qu’on puisse dire, des fissures résultantes des blessures. Impérieusement, par besoin vital et nécessité intérieure, il réussit à la combler et à atteindre un certain équilibre et une paix intérieure grâce à l’art. C’est donc par la voie de la pratique artistique à laquelle Mohamed Ghassan s’attelle nuit et jour que le salut est trouvé. La citation du penseur et artiste, René Passeron, trouve ici sa confirmation, quand celui-ci écrivait que la pratique de l’art est un «pansement du vide». Réparer les fissures et faire rejoindre les bouts, voilà comment se comblent les manques et se réparent les séparations. Ainsi la longue et intérieure opération de catharsis est mise en œuvre.
Détournement de l’instrument de guerre et sa réappropriation par l’art
Avec le plâtre, le ciment, la résine, la fibre de verre, l’argile, la silicone, l’émail, le néon soufflé, Mohamed Ghassan taille, moule, façonne, modèle, dose, fait couler la matière, cuit, peint avec des oxydes et des émaux. Il ne fait que «panser» les blessures, combler les vides et élever des passerelles ! Ainsi, après deux années de travail de recherche et de création, l’artiste dévoile ses bas-reliefs et sculptures, monte ses installations, transcrit le chant de l’artisane Semicha de Sejnane, reproduit les vers du poète Darwich, sur les cimaises et les murs de la galerie.
Dans sa tentative de réparer les écorchures, les blessures, ce que la guerre a détruit et ce que l’éloignement a ébranlé, le résultat se révèle heureux. Car, à l’image de l’un des concepts sur lequel repose l’Art islamique, dans cette exposition, on respire une harmonie, une mesure et une unité où la notion de variation du même a sa place.
De même que dans cette exposition très fournie, le concept de la dialectique est opératoire. Y fusionnent le patrimoine de l’Afrique du Nord, quand le sculpteur s’est inspiré par les signes et les symboles des poteries berbères de Sejnane et de la céramique de Ouled Chamla de Djerba et, d’autre part, de celui de l’art musulman dont la Merveille des jardins suspendus de Babylone et les portes de Baghdâd portant l’inscription «Entrez-y en paix».
Dans un dépassement du récit esthétique et historique, en adoptant une lecture poïétique qui s’appuie sur le déroulement de l’œuvre en train de se créer, il y a l’illustre exemple de la fameuse œuvre vidéo, projetée en boucle, «Gardens of Babylon». Ce travail a consisté à accomplir des prises de vue successives de graines plantées et à fixer avec la caméra jour après jour les étapes de la germination à la croissance. Cette œuvre fait preuve d’une posture heureuse tournée vers le côté positif de la vie, car elle aborde et témoigne du vivant. Les graines de blé en train de pousser ont une portée symbolique, car, après la récolte, elles permettent de subvenir aux besoins humains en nourriture. Les jardins en élévation ont existé jadis en Irak, un élément qui donne la preuve de la conquête du vivant sur la mort, sur la déchéance et la décadence et la métamorphose de l’outil de destruction vers la construction.
Interaction, fusion et construction
Au croisement du Maghreb et du Machrek, Mohamed Ghassan nous fait traverser une passerelle et nous fait voyager entre deux mondes. Nulle dualité, mais une complémentarité, nul rapport de force, mais un dialogue. Une harmonie s’établit pour faire la balance et le lien entre l’ici et l’ailleurs, entre le passé et le présent, entre l’arme de guerre et l’objet de transfert, entre le quotidien et l’art, entre deux cultures arabo-musulmanes et deux histoires de pays.
L’œuvre baigne dans une esthétique faite de mesure, de subtilité, de synthèse ainsi que d’un enracinement dans d’anciens artisanats locaux. Un art fait de variation harmonieuse et d’unité pour un dialogue constructeur entre deux cultures arabes, moyenne-orientale et maghrébine. Une exposition de haute facture qui respire la quiétude, l’harmonie dans laquelle prévalent le talent et son inscription dans un art contemporain tout à fait actuel de par sa forme et son fond. À visiter !
*La Galerie d’art le Violon Bleu, 16 rue de la Gare, 2026 Sidi Bou Saïd, Tunisie.
Horaires : du lundi au vendredi de 9h00 à 16h00, samedi de 9h00 à 14h00.