Par Professeur Hmaid Ben AZIZA*
«Les morts gouvernent les vivants», ainsi pensait Auguste Comte, tandis que le philosophe Alain soutenait que le secret de l’immortalité réside dans la mémoire de ceux qui vivent encore. Forts de leurs affirmations, nous prenons un certain plaisir à penser que commémorer nos disparus, c’est ranimer leur souffle et leur empreinte : plus ils nous auront laissé de beaux et grands souvenirs en raison de leur bonté, de leur personnalité, de leur dévouement et de leur grandeur d’âme, et plus nous aurons à cœur de célébrer le respect et l’amour que nous leur portons.
Car les grands hommes renvoient au meilleur d’eux-mêmes et suscitent le meilleur de nous. Et quand bien même certains de leurs contemporains auraient pu jalouser leur aura au point de vouloir ternir leur réputation, les repentirs de l’Histoire n’hésitent jamais à se faire entendre, tôt ou tard.
I – Sens et Intention
Hegel distingue trois différents types d’histoire, ayant chacun un but particulier. Il y a d’abord l’histoire originale, qui est l’histoire vécue, immédiate, par le ou les témoins directs d’une époque. Cette histoire permet de mieux comprendre comment les hommes d’une époque ont vécu un événement quelconque. Ensuite, l’histoire réfléchissante, celle qui s’attache à reconstruire le passé ; le but est d’essayer de le revivre mentalement. Cette histoire, s’appuyant sur des documents, peut avoir deux sens : en premier lieu, c’est l’histoire d’un pays, d’un monde ou d’une époque, elle a cet avantage de faire prendre du recul. En second lieu, cette histoire est pragmatique, elle vise à connaître le passé ; son but est d’en tirer de nouvelles leçons, de nouvelles normes pour bien se conduire et s’orienter dans la vie. Il y a enfin l’histoire critique, portée par le souci d’enquêter sur la véracité des faits, de s’interroger sur l’authenticité des documents historiques. Son ambition est de s’approcher le plus possible de l’objectivité.
Le mérite du livre de Chedly Ben Ammar, Tahar Ben Ammar, homme d’Etat, la force de la persévérance, est de faire sienne cette catégorisation hégelienne, en s’attachant à restituer dans le détail les péripéties du mouvement national de la Tunisie, du début du XXe siècle jusqu’aux débuts de l’indépendance, scriptant ses principaux acteurs, leurs origines sociales, leurs cheminements intellectuels, leurs choix et leurs orientations, leurs alliances, voire leur psychologie; les impératifs de la lutte contre le colonisateur, les perspectives des uns et des autres. Bref, Chedly Ben Ammar ne nous laisse point indifférents, il nous invite à revisiter cette histoire, à nous interroger sur la vérité du récit officiel. En dernière instance, à rompre avec le jeu ambivalent de la magnifiance et de l’occultation. Cette réécriture se doit d’être plurielle, si elle veut se confronter à une longue histoire officielle, verrouillée et cadenassée dans un récit qui s’est fixé dans l’imaginaire du peuple et qui a fini par s’imposer comme vrai, unique donc intouchable. L’auteur s’efforce de jeter le doute sur cette version officielle de l’histoire du mouvement national. Il s’est fixé pour mission de la dépoussiérer, de lever l’hypothèque qui la fige, de la légende faisant de Bourguiba le seul héros de la lutte anticoloniale et le seul bâtisseur de la Tunisie moderne. Innombrables sont les écrits flatteurs entretenant cette légende, citons entre autres Bertrand Legendre : Bourguiba. L’auteur écrit pompeusement : «Sans Bourguiba, la Tunisie ne serait pas, à l’orée de 2019, la seule démocratie du monde arabe». Sophie Bessis, dans son Histoire de la Tunisie de Carthage à nos jours, nuance ce jugement en évoquant «Le despotisme éclairé de Bourguiba». Mais rares sont ceux qui osent ramener Bourguiba et son œuvre à leur vraie dimension. Chedly Ben Ammar a osé cette gageure. Son enquête s’étale sur 752 pages. Plusieurs dizaines de documents de premier ordre, dans le texte et dans les annexes, viennent renforcer son récit. D’aucuns peuvent lui opposer l’argument de la subjectivité, étant le fils qui écrit sur son père : argument irrecevable selon Marrou pour qui «l’histoire est inséparable de l’historien», car quoi qu’il fasse, l’historien appartient toujours à un pays, à une classe sociale, à une époque. L’auteur est non seulement conscient de ces travers, mais il est surtout habité par le sens du juste. Il n’a point lésé Bourguiba ni cherché à minimiser son rôle; il a plutôt, et à plusieurs endroits du livre, mis en valeur son engagement sans faille pour la cause nationale.
Il peut sembler curieux de commencer par la fin (chap. 1) de la longue histoire de Tahar Ben Ammar (1889- 1985) : le procès intenté à ce dernier et à son épouse par le régime de Bourguiba, deux ans à peine après l’indépendance. Ce n’est point un anachronisme dans le déroulement de l’enquête, car c’est ici, dans le fond de l’accusation arbitraire et humiliante, que se joue le drame de cette histoire du mouvement national, aux sources des dérives futures. C’est précisément cette méditation sur l’étrange pouvoir des mots J’accuse, dont chacun sait qu’ils ouvrent un temps et un espace tragiques. «L’accusation, comme l’écrit François Tricaud, est assez l’inverse du pardon : celui-ci fait venir sur le pardonné comme une nouvelle innocence, celle-là s’efforce d’imprimer à l’homme qui en est l’objet la qualité du coupable. Le pardon réintègre, l’accusation exclut, ou plutôt exclut sans exclure : elle s’étonne, intensément, douloureusement, interminablement. Si la sagesse est acceptation et sérénité, l’accusation est pure folie».
Cette distinction, en dépit de sa valeur et de sa force, ne me semble pas opérante dans le cas de la souillure qui a entaché l’honneur d’un homme. Mais aussi paradoxal que cela puisse paraître, le «pardon» (1969) de Bourguiba pour le Président du Conseil ne lève point le soupçon sur la personne, il légitime le soupçon et institue l’humiliation. De même, on n’efface point la souillure en baptisant une rue du nom du souillé, ou en éditant un timbre-poste à son effigie (2016), ou en le décorant du Grand Cordon de l’Ordre de la République (1969), mais en rétablissant la vérité. C’est bien ce sentiment qui anime Chedly Ben Ammar. Il s’agit de reprendre à nouveau frais cette histoire du mouvement national en rendant à chacun son dû, car Tahar Ben Ammar mérite mieux qu’une reconnaissance symbolique. Il est, comme l’écrit Frida Dahmani, «l’autre père de l’indépendance». Cette assertion est chargée de sens. Si Bourguiba n’est pas le seul fondateur de l’État tunisien indépendant, tout le récit produit et entretenu par le pouvoir pendant des décennies, agissant comme fait ancré dans la mémoire collective parce que sans cesse martelé par le pouvoir en place, devient caduc. Tahar Ben Ammar, non plus, ne peut se prétendre l’incarnation, à lui seul, de tout le mouvement national. Il ne peut le prétendre car il sait, au fond de lui-même, que les objectifs pour lesquels il milite sont partagés par l’ensemble du mouvement, toutes tendances confondues.
II – le sens de l’engagement : du contenu du combat
L’aventure de Tahar Ben Ammar commence tôt, très tôt même. Le voici, en 1920, associé à Abdelaziz Thaâlbi, Ahmed Essafi, Ali Kahia, Hassen Guellaty, Mohamed Nôomen (p. 55), en tout seize délégués, résolus à fonder un parti politique censé fédérer les efforts des militants autour des revendications nationales.
La rencontre a formulé les revendications nationales et fait prévaloir les vertus du dialogue dans la gestion et la résolution des conflits internes. Cette précaution s’est vite révélée prémonitoire, car les différends ne tardent pas à monter à la surface. Il y a ceux, comme Guellaty, qui dénoncent les illusions des promesses de Wilson, appelant à une lecture plus fine de la situation en France, à ne pas perdre de vue la défaite de la Gauche, et donc à viser le possible, éviter la surenchère, et surtout se fixer des objectifs clairs, tel que le refus de la naturalisation ; ils appellent à l’élection d’une assemblée législative paritaire franco-tunisienne. Une autre position est de refuser fermement tout principe de parité. Que faire face à ces positions qui semblent inconciliables ? L’idéal est d’en faire la synthèse. Et comme le relate Chedly Ben Ammar (chap.2, p.55), une solution de compromis est adoptée. Quatre points sont retenus. En premier lieu, la revendication d’une Constitution et d’une Assemblée législative élue au suffrage universel, avec la participation de l’ensemble de la population ; la formation d’une commission chargée de défendre à Paris les revendications nationales ; la diffusion à grande échelle de ces revendications, en collectant des fonds pour les soutenir ; enfin, la fixation d’une date, le 8 février 1920, pour désigner les membres de la commission.
Devant les multiples difficultés rencontrées à Paris par cette commission, Tahar Ben Ammar la rejoint. Il active aussitôt son carnet d’adresses. Le livre La Tunisie martyre de Abdelaziz Thaâlbi est traduit en français par docteur Sakka, en cette même année. Cette traduction ouvre le débat autour de la question nationale et de ses revendications, même si d’autres la jugent inappropriée dans le contexte de la France d’après–guerre. En fait, cette première tentative échoue. Une deuxième délégation prend le relais, cette fois sous la présidence de Tahar Ben Ammar (décembre 1920). Mais une innovation capitale voit le jour : la délégation s’appuie sur une pétition de 30.000 signatures. Neuf points dont un parlement et une constitution (voir détails p.73) récapitulent les aspirations du peuple tunisien pour plus de droits politiques et socioéconomiques. Tahar Ben Ammar est désigné à la tête de cette commission, pour sa compétence et sa connaissance du milieu politique, culturel et médiatique français. Conscient du danger, le Résident général Lucien Saint (1er janvier 1921- 2 janvier 1924), louvoie comme nul autre pour torpiller la pétition et ruiner son impact (p.78).
Le leitmotiv de Tahar Ben Ammar, c’est d’avoir les Français comme alliés, pas comme dominateurs, donc point de soumission.
Je me suis appesanti sur cette première expérience pour son exemplarité et surtout parce que Tahar Ben Ammar lui reste fidèle, dans la forme et dans le fond, tout au long de son parcours politique : souplesse dans la forme, fermeté sur les principes, car celui que Khalifa Chater appelle le «gentleman farmer» est pragmatique, conscient du déséquilibre des forces; il cultive le compromis, s’interroge sur une autre modalité de rapports avec la France. Menant de front l’impératif de modernisation de l’agriculture, avec le souci d’assurer l’autosuffisance alimentaire du peuple, qui dans sa majorité appartient à la classe paysanne et dont l’histoire est chargée d’années de disette récurrente, et l’impératif de mener une politique au service du pays, Tahar Ben Ammar va faire de la Chambre d’agriculture, qu’il va mettre en place et qu’il présidera pour une longue période, l’instrument d’actualisation de ces deux axes.
Pondéré, peu enclin aux affrontements stériles, l’homme cultive le sens de l’amitié et de la fidélité. Son carnet d’adresses est sans égal. Qui peut prétendre avoir rencontré le Président Woodrow Wilson, en visite à Paris, en 1919, pour promouvoir la paix après une longue guerre mondiale ? Tahar Ben Ammar a non seulement réussi à le rencontrer, mais il lui a exposé avec clarté les revendications du peuple tunisien. Qu’importe le résultat dans l’immédiat. Tahar Ben Ammar le sait très bien. Il sait par avance que le chemin de la libération est long et tortueux. L’essentiel est pour lui de rompre le silence et de ne pas réduire le combat contre la France à un tête-à-tête stérile et inefficace.
Par sens du devoir, de la dignité et du parti de la vérité, Tahar Ben Ammar s’est refusé à témoigner contre Lamine Bey dans une affaire dont Bourguiba seul a le secret, préférant le sacrifice de sa liberté à la forfaiture du mensonge.
En joignant l’amour de la terre à l’amour du pays (chap. 4), son engagement économique et social est sans limite. Comment moderniser l’agriculture ? Il savait que sans formation aux nouvelles techniques pour révolutionner les tâches agricoles, l’agriculture tunisienne courait le risque de décrocher (p. 87) et de rester à la traîne, alors que celle des colons bénéficie d’un soutien politique sans faille, d’avantages incomparables en matière de prix, de facilités d’exportation, de la révolution technique et scientifique. Tahar Ben Ammar est conscient de cette nouvelle donne. L’Association agricole indigène, qu’il va créer et diriger, n’est pas un club de rencontres amicales, mais un véritable laboratoire de recherches pour améliorer les techniques agricoles, condition sine qua non pour améliorer les rendements. C’est aussi un rempart contre l’appât des colons cherchant à s’emparer des terres «Habous », et surtout pour soutenir les convictions nationalistes des agriculteurs, raisons pour lesquelles il fut écarté de sa direction en 1929. Mais la traversée du désert ne dure pas longtemps, le voici l’année suivante à la tête de l’Association. Des aides précieuses en faveur des agriculteurs sont diligentées, de multiples médiations auprès de banques pour soutenir les agriculteurs, seule façon de les soustraire aux appâts des usuriers sans scrupules (p. 94). Elu au Grand Conseil en 1928, il a pour mission d’examiner le budget. C’est un Conseil «institutionnel», pas «constitutionnel», tient à préciser l’auteur (p. 112). L’élimination de plusieurs destouriens a fait l’objet de critiques acerbes par le Néo-Destour. Mais en dépit de tous les obstacles, Tahar Ben Ammar s’emploie à redynamiser le Grand conseil qui s’élève ainsi «contre les taxes frappant l’exportation de l’huile tunisienne» (p 113).
III – Maturation politique : de l’expérience du Grand conseil à l’expérience du Front national
Tirant profit de la situation de la guerre et désireux de consolider la lutte pour l’autonomie, les Néo et les Archéo destouriens vont prendre part au Front national, en février 1944, rejoints plus tard par l’Ugtt, les organisations nationales, le mouvement moncéfiste et les Zeitouniens. C’est un même objectif qui se dessine à l’horizon : disposer d’un outil pour défendre ensemble la cause tunisienne. Bourguiba s’en sert devant la Ligue arabe au Caire. Salah Farhat emboîte le pas à Paris, exposant le cas tunisien devant les représentants des plus grandes organisations internationales, y compris l’ONU. Nous apprenons comment l’intégration du cheik Fadhel Ben Achour au sein du Front irrite Bourguiba : Tahar Ben Ammar, contre l’avis de Bourguiba, ne cède pas, il l’impose au sein du Front (p. 144). L’autorité et le souci de n’exclure personne, si du moins il adhère de plein gré à la ligne suivie, sont une qualité de Tahar Ben Ammar. Ce qui importe pour lui, c’est comment toujours cristalliser les revendications relatives aux réformes politiques qui urgent et dont dépend la mise en place des institutions démocratiques que tout le peuple aspire à voir se concrétiser. C’est la revendication récurrente de l’autodétermination qui refait surface, basée sur une Assemblée nationale librement élue (p. 145). Cette culture de la convergence est à l’origine de l’idée d’élargir le Front à plusieurs figures tels que Albert Bessis, Mahmoud el Materi, M’hamed Chenik, Aziz Jallouli, Tahar Zaouche, Bahri Guiga, Moncef Mestiri, Ali Kahia… Deux idées s’affrontent : «Un self Government» ou «une Monarchie constitutionnelle». Une fois de plus, Tahar Ben Ammar opte pour la synthèse et la réunion des divers points de vue. « Un manifeste du Front tunisien » exprime les revendications des nationalistes, l’autonomie interne et une monarchie constitutionnelle. Chedly Ben Ammar révèle comment le document a fuité avant sa publication. Le Résident Général Charles Mast a eu une copie entre les mains (p 145-146). Par qui ? Bourguiba ou Wassila ? Qu’importe, le mal est fait et la prudence est de mise.
Quand le gouvernement Chenik est constitué (août 1950), le Front lui apporte un large soutien. Entre ceux qui appellent à l’internationalisation de la question nationale et ceux qui répugnent à heurter la France, ce qui importe pour Tahar Ben Ammar, c’est donner à la Régence le plus de poids. Tout le reste est du détail. Attentif aux conséquences de la Seconde Guerre mondiale, Tahar Ben Ammar réprouve la destitution de Moncef Bey (14 mai 1943) par les autorités coloniales, appelle à prendre de la distance avec le gouvernement Mohamd Salah Mzali, après la destitution du gouvernement Chenik. Il interpelle de Gaulle en visite à Tunis le 26 juin 1943 : il déplore les destructions massives des infrastructures du pays non seulement par les armées de l’Axe, mais aussi par l’armée française ; il juge fautive la décision de destituer le Bey ; il s’active pour sauver des nationalistes : Béchir M’hedhebi, Cherif Okbi, Mahmoud Bédir, condamnés à mort pour motif de collaboration avec l’ennemi. Il les arrache à une exécution imminente ! Elu en novembre 1943 pour représenter la section de Tunis du Grand conseil à «l’Assemblée consultative provisoire» d’Alger, il en profite pour faire circuler une motion revendiquant la révision de la direction des institutions du Protectorat, réclamant une vraie participation des Tunisiens à la gestion de leur propre pays. Quand Ben Ammar rencontre de Gaulle une deuxième fois, ses positions se précisent davantage. Le Traité du Bardo lui semble caduc. Partisan sans faille de l’autodétermination, il plaide pour une Assemblée législative tunisienne homogène (p. 123). Le mot est, comme dit Althusser, surdéterminé, surchargé, car il ferme la porte aux cosouverainistes. C’est le moment de l’émergence de multiples points de vue toujours opposés dans leurs appréciations et leurs perspectives. Tahar Ben Ammar ne plie pas. Il dirige alors Le mémoire sur les aspirations tunisiennes (p. 136), que publie La Presse le 27 juillet 1950. Il opte pour la redynamisation du Front national. L’horizon semble s’éclaircir de nouveau. Il rencontre Bourguiba pour affiner ensemble l’opposition aux réformes jugées inacceptables du Résident général de Hauteclocque, projetant d’organiser une mascarade d’élections municipales et caïdales (p. 214).
Parallèlement, on assiste à l’intensification de la lutte armée. L’instabilité gagne du terrain, les assassinats et les tentatives d’assassinat se multiplient partout dans le pays. S’il échappe à l’une d’entre elles, la chance n’épargne pas le grand Farhat Hached, assassiné le 5 décembre 1952. Une grande tristesse accable Tahar Ben Ammar et ses compagnons. Il refuse que le crime reste impuni. Il porte plainte contre les assassins présumés (p. 207)… qui courent toujours.
Comme prévu, les élections organisées par la volonté du Résident général de Hauteclocque sont un échec cuisant, moins de 3% y prennent part (sur un million et demi d’électeurs).
Un nouveau Résident général est nommé : Pierre Voizard (p 222). Que faire ? Tahar Ben Ammar publie ses «Solutions possibles», dans la revue La Nef, dirigée par Lucie Faure, épouse d’Edgar Faure, qu’une amitié lie à Tahar Ben Ammar. Il rappelle les dispositions régissant les rapports entre la France et la Tunisie (Traité du Bardo, 12 mai 1881; Convention de La Marsa, 8 juin 1883). Il en fait une relecture conforme à leur esprit. Il n’y a que l’étranger qui échappe à la souveraineté du pays. Le Traité du Bardo n’élimine pas la souveraineté du Bey. C’est la Convention de La Marsa qui a torpillé le Traité du Bardo, amputant le pays de son autonomie interne en faisant des Français les véritables administrateurs du pays. L’administration directe est passée dans les faits et dans les actes. Chedly Ben Ammar procède à un commentaire détaillé du contenu de ce texte sur plusieurs pages (pp. 222-229).
IV : de la possibilité
historique à la possibilité réelle
Voizard veut faire passer de nouvelles réformes. Tahar Ben Ammar s’y oppose. Mohamed Salah Mzali collabore avec Voizard, dans le dos des nationalistes, pour confectionner une réformette sur mesure, qui légitime l’idée de cosouveraineté (p 235). Refus net de Tahar Ben Ammar : non seulement refus de participation au gouvernement, mais mobilisation du Front national contre les choix antinationaux du gouvernement Mzali. Le recouvrement de la souveraineté tunisienne et la démocratisation des institutions sont deux revendications centrales, non négociables (p. 249). En plus, la clarification des rapports entre la France et la Tunisie s’impose. Devant l’impasse, le gouvernement Mzali n’a d’autre destin que la chute (p. 256). L’horizon s’ouvre de nouveau. Et quand Pierre Mendès-France accède à la présidence du Conseil, l’espoir est permis et «les solutions possibles» reprennent vie (p. 260).
Or, il n’y a pas mieux, pour donner une chance aux «solutions possibles», que leur promoteur accède à la présidence du gouvernement. C’est chose faite. Tahar Ben Ammar va diriger le premier gouvernement tunisien (du 8 août 1954 au 13 septembre 1955) (chap. VII). Il récidive sans discontinuité jusqu’au mois d’avril 1956. Ce sont deux années pleines où s’illustre le talent d’un fin politique, pragmatique, en phase avec les militants nationalistes ; deux années qui apportent l’autonomie interne (3 juin 1955) et l’indépendance (20 mars 1956), dates clés dans l’histoire de la Tunisie. Mais l’histoire mêle toujours ses phases comiques et tragiques avec ironie. S’adressant au policier qui, par respect, préférait lui menotter la main gauche, il lui tend la main droite, «celle qui a apposé à deux reprises sa signature sur les deux documents qui ont libéré la Tunisie».
Ce sont là quelques indications sur un pan de notre Histoire nationale. Il y en a plusieurs qui, j’en suis sûr, apportent beaucoup de lumières sur beaucoup d’ombres.
Mais rendre à César ce que lui appartient est une vraie œuvre de justice et d’honneur. Qui peut encore croire aujourd’hui à la légende que c’est Bourguiba qui, seul derrière le rideau, mena et en secret les négociations pour l’autonomie et l’indépendance du pays, faisant de Tahar Ben Ammar un simple chargé de mission : signer les documents y afférents ? Qui peut encore soutenir que la France et ses dirigeants se sont accommodés de cette «mise en scène», illustrant la figure de «Janus», dans toute son ampleur, en simulant des pourparlers avec une délégation soi-disant «fantoche», tout en négociant en secret avec Bourguiba ? Qui peut penser encore que des dirigeants comme Pierre Mendes-France, Edgar Faure, Christian Pineau, Guy Mollet, Alain Savary, Claude Cheysson… se sont prêtés à cette théatrisation de mauvais goût ?
Est-il encore acceptable de se permettre d’ignorer le très long parcours et le très long combat de Tahar Ben Ammar, qui s’étendent de 1912 à 1957, soit presque un demi-siècle d’une vie entièrement dédiée au pays ?
Et si aujourd’hui, la Tunisie est en droit d’aspirer à se réconcilier avec son Histoire, elle ne peut le faire qu’en œuvrant à rétablir la vérité, en rendant à chacun son dû.
S’interrogeant sur l’intérêt des hommes pour leur Histoire, Hanna Arendt pense que, mortels comme ils sont, ils cherchent à inscrire leurs actions et leurs œuvres dans la durée, contre l’irréversibilité du temps et son corollaire, le danger mortel de l’oubli. C’est ce dernier mot qu’il convient de retenir.
H.B.A.
*Ancien doyen de la faculté des
Sciences humaines et sociales de Tunis
Ancien président de l’Université de Tunis
Secrétaire général de l’Unimed (Union des universités de la Méditerranée)
hamadi khammar
8 mai 2022 à 18:45
« deux années qui apportent l’autonomie interne (3 juin 1955) et l’indépendance (20 mars 1956), dates clés dans l’histoire de la Tunisie »
hamadi khammar
8 mai 2022 à 19:03
Le Professeur Hmaid Ben AZIZA « enrichit » notre Tunisie, nos connaissances, inhérentes à la prestigieuse histoire de notre pays, en nous rappelant, plus à tort, qu’à raison, que l’autonomie interne avait été proclamée le 3 juin 1955. Navré de vous contredire, cher Monsieur, sauf que cette autonomie avait été annoncée par M. Pierre Mendès France, dans le discours qu’il prononça devant le Souverain, d’alors, Lamine 1er, le 31 juillet 1954, au Palais (beylical) de Carthage……..Que n’ait-il, pour mieux cerner la vision de Si Tahar Ben Ammar, quant à la gestion du pays, lu le discours d’investiture, qu’il prononça, le 18 août 1954, en présence du Bey, et dans lequel il avait défini les tâches du nouveau gouvernement qu’il allait diriger……..