Accueil Actualités Tribune | Réflexions autour du livre « Prison et Liberté, parcours d’un opposant de gauche de la Tunisie indépendante », de Chérif Ferjani : Quand la prose du narrateur fait trembler les frontières

Tribune | Réflexions autour du livre « Prison et Liberté, parcours d’un opposant de gauche de la Tunisie indépendante », de Chérif Ferjani : Quand la prose du narrateur fait trembler les frontières

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Par Jomaâ Souissi *

Je vais vous dire ce que j’ai senti en lisant l’autobiographie  de Cherif Ferjani (Prison et liberté, Nirvana Editions, Tunis, 2019) où c’est l’homme dans sa totalité qui surgit (et pas seulement l’intellectuel). Juste raconter mon ressenti. Juste laisser la parole à ma sensibilité telle qu’elle a rencontré celle de l’auteur.

La lecture de cette autobiographie achevée, et  sans aucune idéalisation (car la tentation est grande tant le pouvoir des mots rend  ténue la frontière entre fiction et réalité), j’ai trouvé :

– Un homme cohérent qui a toujours vécu sa vie telle qu’il la pense. 

– Un homme fidèle et  honnête. Fidèle à son père d’une fidélité qui déborde d’affection et d’amour et qui brise l’image orientale du père, rigide et castrateur. Fidèle à Claudette avec laquelle ils se sont faits l’un par l’autre. Une vraie aventure existentielle où l’amour, distillé  avec pudeur et discrétion dans le récit, a toujours su triompher de tous les obstacles. L’amour est faiseur de miracles. Ce n’est pas qu’une formule. Ça n’arrive pas que dans les comédies romantiques…

– Un homme qui ne met pas son fauteuil dans le sens de  l’histoire et qui préfère payer seul le prix de sa révolte plutôt que de tricher et faire plonger avec lui d’autres au nom d’un idéal révolutionnaire abstrait. Camus, plutôt que Sartre….

– Un homme innocent. De l’innocence absurde de Meursault dans l’Etranger de Camus. Et un enfant qui vieillit. Qui vieillit bien. On ne retrouvera aucune trace d’aigreur ni de regret  ni de résipiscence dans ce récit. Juste un homme qui se souvient ou plutôt un corps qui se souvient. Il y a du stoïcien chez cet homme dont le récit se lit aussi comme un manuel de sagesse…

– Un homme qui porte bien son prénom. Un homme prédestiné par son prénom…un homme qui a un sens inné de l’honneur. L’honneur dans sa dimension la plus noble, la plus romaine. L’honneur comme fidélité à la parole donnée.  L’honneur comme courage et obstination à lutter contre l’injustice et la brutalité. L’honneur comme obstination à rester debout même quand on est confronté à une machine bruyante et mille fois plus forte que soi. L’honneur aussi de celui qui ne tire pas dans le dos et qui a un souci très exigent de la loyauté et du respect des règles dans l’adversité…

Cherif Ferjani aura assumé pleinement tous ses déterminismes en homme libre. De ces déterminismes, il s’est créé un style affirmant ainsi sa propre idiosyncrasie. Il aura réussi à bien acter son rôle dans la grande pièce de la vie sous ses deux facettes: la tragique aussi bien que la comique en agissant toujours dans l’urgence. En agissant toujours dans l’improvisation (comme un danseur dans un champ de mines ou qui danse sur l’abîme), qui est sans doute l’art le plus beau et le plus difficile. Beau parce que difficile. La beauté est toujours exigeante et Cherif Ferjani a le sens de l’élégance et la beauté dont il arrive à détecter la présence, y compris dans les moisissures du monde carcéral. L’humour dont il se sert pour raconter sa vie relève certes de la stratégie narrative sans laquelle le tragique serait impossible à dire et le récit impossible à voir la lumière,  mais il est plus qu’une stratégie. Il est un style et une manière d’être,  intimement liés à la conscience de l’auteur. Chevillé à son âme. Une esthétique donc et une éthique. Chérif Ferjani est né avec un sourire narquois au coin  des lèvres,  comme pour entamer l’aventure de la vie avec cette légèreté et cette indifférence qu’il partage avec de grands esprits qui l’ont précédé et avaient déjà balisé le chemin. Je pense à Rabelais et Erasme. Et il ne  lui déplairait pas du tout de les rencontrer un jour dans le purgatoire avant d’être tous admis au paradis  …

Cherif  est aussi homme buldozer qui n’a qu’un seul mode de fonctionnement : la marche vers l’avant. Même quand il a une montagne en face, il fonce et l’aura toujours à l’usure (comme il a réussi à avoir à l’usure ses tortionnaires rattrapés par leur bêtise et leur lâcheté). C’est un homme inépuisable, mais qui a un grand cœur qui active cette marche vers l’avant. C’est un homme de cœur. Et quand un homme de cœur a le courage en plus, il devient un être admirable de courage et d’humanité. Probablement y a-t-il là une quelconque réponse à un appel  venant de je ne sais quel type d’absolu en lui ? Est-ce le mysticisme de l’idéal révolutionnaire? Est-ce la folie rimbaldienne qui loge dans ses talons de nomade et qui lui donne des pieds de vent? Ou est-ce encore la naïveté primordiale de l’enfant qui n’a jamais pris au sérieux la gravité de ses actes et qui a toujours l’impression que la vie est un divertissement, y compris dans ses moments les plus tragiques? 

Je me pose toutes ces questions parce que Cherif Ferjani ne me paraît pas juste un homme habité par un idéal révolutionnaire. Si c’était le cas, il n’aurait jamais abandonné le chemin de la politique… 

En plus, le récit est d’autant plus beau que la prose du narrateur fait trembler la frontière entre le réel et l’imaginaire, le possible et l’impossible, l’admissible et l’inadmissible, l’ombre et la lumière, donnant au relativisme éthique tout son sens. C’est le récit d’une vie extraordinaire qui n’a pas un sens en elle-même. Elle ne prend un sens qu’une fois revendiquée et assumée par une conscience qui la reconstitue et qui essaie de comprendre aussi. Car  je présume que le premier à avoir été  surpris par le récit de cette vie, c’est le « je» du narrateur lui-même qui réalise en fin de compte qu’il est la somme de l’ensemble de tous ces «je» qu’il a été et qu’il tente de rassembler dans le grand « je(u)» de ce narrateur arrivé à un stade où il ose enfin rendre public tout ce qu’il a vécu  et qui assume, enfin, la totalité de «son identité narrative» , selon cette expression de Paul Ricoeur.

Aujourd’hui, j’ai la chance de connaître l’auteur de cette autobiographie. Et je peux dire sans flatterie que c’est un homme  admirable, c’est-à-dire un homme de qui on peut s’inspirer et à qui on aimerait ressembler, tant son parcours est exceptionnel et tant la reconnaissance dont il jouit n’a en rien boursoufflé son moi…Tant il ressemble parfaitement au personnage qu’il raconte dans son œuvre sans tricher.

Eluard parlant de lui-même disait : « J’ai la beauté facile, et c’est heureux ». Chérif  Ferjani peut se revendiquer de cette phrase lui aussi. Il y a tant de beauté et tant de lumière en lui. Et ce sont elles qui l’ont arraché aux ténèbres. Elles qui l’ont sauvé. Elles qui ont donné ce livre en partage. Un livre bouleversant de beauté. 

J.S.

(*) Professeur de français au lycée pilote de Nabeul en classes  de préparation aux concours des grandes écoles.

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