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Tribune | La Tunisie, terre d’immigration, à quelles conditions ?

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Par Mohamed Salah Ben AMMAR*

«N’est-ce pas le propre de notre époque que d’avoir fait de tous les hommes, en quelque sorte, des migrants et des minoritaires ?» (Amin Maâlouf : Les Identités meurtrières).

Personne ne semble y prêter plus d’attention et surtout pas les autorités, une indifférence simulée, pourtant dans tous les secteurs et notamment dans les travaux pénibles, la proportion de travailleurs, qualifiés pudiquement d’origine subsaharienne ou africains, augmente à vue d’œil. On veut les rendre transparents et pourtant ils sont là et de plus en plus nombreux. Plusieurs cafés ou chantiers n’emploient plus que des travailleurs étrangers. Il en est de même pour les femmes de ménage et nounous d’enfants dans les quartiers huppés des villes. Tous les agriculteurs vous le diront, ils sont la solution à la pénurie de main-d’œuvre tunisienne en période de récoltes. Sur les chantiers, ils sont recherchés par les entrepreneurs pour leur sérieux. Nul besoin de statistiques pour le prouver, ils ont beau essayer de les ignorer, ils sont bien là, ils sont sérieux, ils travaillent, ils sont sous-payés et ils supportent toutes les vexations et humiliations pour survivre et réaliser un rêve, rejoindre l’Europe. Ils subissent des injustices après avoir affronté tous les dangers lors des traversées et même sur place. Les atteintes quotidiennes à leur dignité, aux droits humains les plus élémentaires suscitent peu de réactions.

La présence d’Africains subsahariens, dans certains secteurs économiques, est devenue la règle. Pourtant rares sont ceux qui se penchent sur ce phénomène avec un œil neuf, une vision prospective ou tout simplement une approche humaine. Nous reproduisons le discours adopté en Europe, en pire. L’immigration est systématiquement associée dans l’imaginaire collectif aux questions identitaires et sécuritaires. Ceux qui se permettent de juger ont-ils un instant essayé de comprendre ? Des hommes, des femmes avec enfants parfois, des mineurs seuls risquent leur vie pour refuser la fatalité, des personnes courageuses, désespérées, attachantes qui ont traversé les grandes étendues du Grand Sahara, prenant le risque d’être violées, dévalisées ou même tuées par des bandits de grand chemin. Elles atteignent la mer, épuisées, désargentées mais pleines d’espoir.

Chacune et chacun a une histoire propre, mais ils fuient tous la pauvreté ou plus rarement des guerres civiles et n’ont qu’un objectif qui est toujours le même, rejoindre Pantelleria, Lampadusa, Pelagie, Linosa, Marsala, les côtes italiennes. Leurs yeux s’illuminent à la prononciation du nom de ces îles. 

Des ghettos urbains se créent, une exploitation de la détresse, des scènes déshumanisantes, une économie souterraine, en un mot le traitement réservé aux immigrants est indigne. En cas de coup dur, ils savent qu’ils ne peuvent compter que sur la solidarité de leurs compagnons d’infortune, les autorités diplomatiques de leur pays d’origine sont démissionnaires, souvent en raison de la rareté des moyens mis à leur disposition.

La Tunisie gendarme de la Méditerranée ?

«Si l’on est parti, c’est qu’il y a des choses que l’on a rejetées – la répression, l’insécurité, la pauvreté, l’absence d’horizon», écrit Amin Maâlouf. Bravant tous les dangers, ils déclarent préférer risquer de mourir que de continuer à vivre sans espoir. Leur cauchemar est d’être reconduit manu militari à la frontière libyenne où les conditions d’accueil sont horribles. Ceux qui en reviennent décrivent des scènes déshumanisantes à peine croyables. Mare Nostrum s’est transformée en un cimetière. Rejetés par la mer, les corps s’entassent dans nos morgues, la Tunisie peine à enterrer les migrants morts en Méditerranée, avait titré un quotidien.

Une traite d’êtres humains s’est organisée. Selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), l’organisme des Nations unies chargé des migrations, le nombre de migrants irréguliers traversant annuellement la Méditerranée (orientale et occidentale) se situe aux alentours de 100 à 150.000 personnes. L’Europe exerce des pressions intolérables sur la Tunisie pour qu’elle lutte contre ce trafic. On n’entend que «maîtriser les flux migratoires» «renforcer les contrôles et la surveillance» «protéger les frontières», contrôler, enfermer et atteindre les objectifs en matière d’expulsion, sinon pas de visas…»… c’est proprement choquant. Autant la lutte contre les réseaux mafieux est impérative, autant la militarisation des frontières ne fait qu’augmenter les prix des traversées et le risque de naufrage. Les pays du Nord exigent de la Tunisie de jouer le rôle de gendarme de la Méditerranée, ils ont besoin de ressources humaines mais ont fait de l’immigration un sujet politique, elle est systématiquement associée dans les discours à l’insécurité et au chômage. Une fois dépassée l’émotion, les naufrages en Méditerranée se déroulent sous les yeux du monde dit développé dans une indifférence totale. Enfin, la Tunisie a des accords signés dans le cadre de l’Union africaine, ils nous engagent à assurer la libre circulation des personnes en Afrique. L’article 26 de notre constitution nous impose de respecter le droit d’asile. Ceci étant, nous n’avons pas à nous culpabiliser, ce n’est pas la Tunisie avec ses 1.300 kilomètres de côtes et ses moyens limités qui pourra faire mieux que la France qui peine à contrôler les passages entre la Manche et l’Angleterre ! Une autre approche radicalement différente est possible.

La Tunisie doit d’urgence repenser sa politique migratoire. 

Une relation gagnant-gagnant est possible. Actuellement, l’attrait que constitue la Tunisie des migrants africains pourrait être multiple si on leur offrait des conditions d’accueil dignes, malheureusement il est réduit actuellement à la possibilité de rejoindre l’Europe. La question de l’immigration a plus d’une facette. De qui parle-t-on des femmes immigrées, de l’immigration d’études, l’immigration de travail, l’immigration pour bénéficier de soins, de tourisme ? Tous sont mis dans le même sac.

En Tunisie, si nous ne devions ne retenir qu’une seule valeur incontestée, partagée par tous du moins dans notre imaginaire sociétal, ce serait l’hospitalité ! L’histoire de notre pays est faite de migrations successives sans distinction d’origine, de couleur de peau, de religion, Andalous, Arabes, Juifs, Siciliens, Maltais, Russes ont trouvé refuge chez nous. Chaque vague a été un enrichissement culturel, économique, scientifique et humain.

Il nous faut briser l’enfermement intellectuel actuel et changer de regard sur l’immigration. Une bonne partie n’arrive pas à dépasser ce qu’il faut bien appeler xénophobie, clichés, stéréotypes, bref un racisme ostentatoire envers nos frères d’Afrique subsaharienne. C’est révoltant et dégradant mais c’est une réalité. Les retombées positives de l’immigration africaine sont pourtant une chance pour nous si on prenait seulement la peine de nous pencher sur le sujet. Le rejet de l’autre, l’étranger est irrationnel. Tous ceux qui ont eu la chance de visiter les pays d’Afrique peuvent en témoigner, la richesse des cultures est immense, et contrairement à ce que l’on croit, il y a une diversité culturelle impressionnante. La rhétorique identitaire n’est rien d’autre qu’une autre forme d’expression d’une xénophobie. La perception négative des arrivants de l’Afrique subsaharienne est injuste à plus d’un titre, elle nous prive d’une chance unique, peut-être la meilleure qui s’offre à nous.

«Le postulat de base de l’universalité, c’est de considérer qu’il y a des droits inhérents à la dignité de la personne humaine, que nul ne devrait dénier à ses semblables à cause de leur religion, de leur couleur, de leur nationalité, de leur sexe, ou pour toute autre raison. Ce qui veut dire, entre autres choses, que toute atteinte aux droits fondamentaux des hommes et des femmes au nom de telle ou telle tradition particulière – religieuse, par exemple – est contraire à l’esprit d’universalité». Amin Maâlouf. «Les Identités Meurtrières».

Le durcissement des conditions de vie des personnes migrantes post-pandémie et suite à la guerre en Europe doit nous inciter à agir dans l’urgence. Les harcèlements et les expulsions sont de mauvaises solutions. Certes, nous devons protéger nos frontières et faire en sorte que les personnes qui entrent sur le territoire national soient en règle. Mais en même temps nos engagements internationaux sont clairs et l’Etat doit veiller à assurer un accueil digne de tout être humain comme le stipule l’article 26 de la Constitution tunisienne. Protéger les sans-papiers en leur permettant de sortir de la clandestinité sans être menacés d’expulsion immédiate et leur délivrer des autorisations de séjour temporaire. Enfin, peut-être commencer à intégrer dans nos modes de pensée que nous sommes Africains et que pour que l’Afrique soit effectivement une chance pour nous, il y a un chemin à parcourir. «Cette nouvelle configuration peut non seulement modifier la place de la Tunisie dans l’espace africain mais modifier aussi la place de l’Afrique dans la société tunisienne».

M.S.B.A.

*Médecin et ancien ministre de la Santé

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