Accueil Economie Analyse: Heurs et malheurs de la raison économique en Tunisie 

Analyse: Heurs et malheurs de la raison économique en Tunisie 

Par Hakim Ben Hammouda |Ancien ministre des finances Directeur Global Institue 4 Transition

Nous voulons dans cet article rendre hommage à Si Chedly Ayari et à tous les économistes tunisiens qui ont réussi à construire une raison économique novatrice, riche et audacieuse qui a ouvert la voie au projet de modernisation de notre pays et à la construction d’une économie dynamique.

Notre pays traverse une crise économique sans précédent, depuis de longues années, qui a été aggravée par la pandémie du Covid-19 et la guerre en Ukraine. Tous les gouvernements, qui se sont succédé depuis 2011, n’ont pas réussi à élaborer les politiques et les programmes pour sortir de cette crise et mettre notre pays sur la voie de la croissance et la transition économique avec un nouveau modèle de développement. Face à cet échec, ce sont les institutions internationales qui ont pris le pouvoir et leurs analyses et propositions sont devenues progressivement la boussole des politiques publiques en Tunisie.

Pour comprendre cet échec, les analystes ont évoqué plusieurs raisons, dont la grave crise politique que nous traversons et les difficultés de la transition démocratique. Certains ont mis l’accent sur les questions exogènes, notamment la pandémie du Covid-19 et les dangers et les défis qui ont été engendrés par l’économie mondiale, notamment la forte hausse des prix des matières premières et des produits agricoles suite à la guerre en Ukraine.

Mais toutes ces analyses ont laissé de côté la question de la raison économique propre à notre pays notamment son incapacité à construire les visions et les analyses prospectives pour sortir des crises. A ce niveau, on peut s’arrêter sur plusieurs exemples au cours des dernières années qui illustrent la pauvreté de la raison économique en Tunisie. Le dernier en date, le Programme national des réformes, que le gouvernement vient de présenter et dont beaucoup d’experts ont souligné la faiblesse et l’incapacité à relever les défis de notre économie. On peut également évoquer les idées qui ont été soulignées lors des réunions des commissions économiques et sociales pour la préparation de la Constitution.   

Une grande partie des projets et des politiques formulées par les différents gouvernements, au cours de la décennie passée, portent sur cette crise et la pauvreté de la raison économique dans notre pays. Nous faisons l’hypothèse que cette crise de la réflexion économique ne date pas d’aujourd’hui mais qu’elle remonte au début des années 1990.

Notre pays a réussi, depuis les premières années de l’indépendance, à construire une raison économique d’une grande expertise et d’une grande vigueur qui nous a permis de définir et de mettre en place les politiques économiques pour sortir de la dépendance coloniale et démarrer la diversification de notre tissu économique. Cette raison novatrice a permis à notre pays de prendre une place de choix parmi les pays en développement en dépit de nos ressources limitées. Mais cette période faste et l’âge d’or de notre réflexion économique vont se fermer progressivement pour céder la place à une ère de recul et d’alignement sur les grandes tendances de la réflexion économique globale.

La question qui se pose est de comprendre les raisons de la défaite de la raison économique dans notre pays. En d’autres termes, quels sont les raisons au cœur du recul de l’innovation et de la dépendance, et de l’inscription dans la production de l’autre dans le domaine économique ?

Mais, avant de répondre à ces questionnements importants, nous allons chercher à esquisser les grandes caractéristiques de ces deux périodes dans l’histoire de la raison économique dans notre pays : la période de la richesse et de l’innovation, et celle du recul et du déficit.

L’âge d’or de la raison économique en Tunisie

L’âge d’or de la raison économique va des premières années de l’indépendance à la fin des années 1980. Cette raison a réussi, en peu de temps et avec des moyens limités, contrairement aux autres pays en développement, à permettre à la Tunisie d’entamer une dynamique de développement qui a réussi à rompre la dépendance héritée de la colonisation à travers une diversification de nos structures productives.

La raison économique dans notre pays était caractérisée par son indépendance, sa richesse et sa diversité. Elle avait également l’audace et la capacité à mettre en place les grandes réformes et d’ouvrir de larges perspectives à notre économie et au projet de développement dans notre pays. La raison économique a également contribué à renforcer la spécificité de notre expérience politique et de notre contrat social en mettant la question de l’égalité et de la solidarité au cœur des politiques publiques.

L’une des raisons qui nous permet de qualifier cette période d’âge d’or est le fait que la réflexion économique dans notre pays était aux frontières de la connaissance et du savoir international dans le domaine. Dans les années 60 et 70, la réflexion économique dans notre pays était non seulement au-devant de la scène dans les projets de développement mis en place, mais était ouverte également aux différents courants de pensée économique dans le monde. Cet engagement et cette ouverture sont au cœur de la spécificité de la raison économique dans notre pays, de ses avancées mais aussi de ses succès.

Afin d’apprécier la contribution de notre raison économique et de ses apports dans la reconstruction de notre dynamique de développement, il faut mettre l’accent sur trois dimensions importantes : les institutions, la prospective et les visions.

Les institutions 

L’importance d’une raison économique réside dans sa capacité à construire les institutions nécessaires, à définir les politiques publiques et leur efficacité, à les conduire et à les mettre en place. Probablement l’une des plus grandes réussites de la raison économique dans son âge d’or réside dans la construction des plus importantes institutions économiques.

La plus importante réussite concerne la construction de la Banque centrale qui sera la responsable de l’un des principaux outils de notre autonomie économique qui est notre politique monétaire. A ce niveau, Si Hédi Nouira, entouré d’un groupe de jeunes diplômés tunisiens fraîchement rentrés de France et parmi lesquels figuraient Si Chedly Ayari et Si Mansour Moalla, avait réussi à construire la Banque centrale en dépit des pressions des autorités coloniales qui sont allés jusqu’à retirer les capitaux français des banques locales provoquant la première grande crise financière de la Tunisie indépendante en 1958. Mais, en dépit de ces difficultés et des pressions, la raison économique a réussi à mener à bien sa première mission stratégique et dans la construction de la Banque centrale qui deviendra avec le temps l’un des symboles de notre souveraineté.

Parallèlement à la Banque centrale, la raison économique a réussi à construire les institutions économiques de l’Etat indépendant dont les ministères des finances, de la planification, du commerce et de l’industrie et avec d’autres instituts spécialisés dont l’Institut national de la statistique.

La prospective 

Parallèlement à la construction des institutions, la force d’une raison économique réside dans sa capacité à construire des institutions de prospective, capables de prévoir et de scruter l’avenir. Cette prospective n’est pas seulement de l’ordre de la curiosité intellectuelle mais elle est essentielle dans la définition des politiques publiques.

Notre pays a réussi en peu de temps, et avec des moyens limités, à mettre en place une grande capacité de prospective et à publier des perspectives décennales et des plans quinquennaux.

Les visions et les projets

La force d’une raison économique ne se limite pas à la construction des institutions économiques et dans la mise en place des institutions de prospective mais dans sa capacité à les mettre au service de la définition de projets et de grandes visions en matière de développement.

A ce niveau, il faut souligner la réussite de notre pays dans la construction de deux modèles de développement qui étaient à la frontière de la réflexion et de la pensée en matière de développement de l’époque.

Le premier modèle est celui du modèle collectiviste du début des années 1960 qui était basé sur la coexistence des trois secteurs : le privé, le public et le coopératif. Si Ahmed Ben Salah, qui était la tête pensante de ce modèle, m’a expliqué dans de longues conversations que j’ai eues avec lui sur les questions économiques, que la mise en place de ce modèle était le résultat de discussions internes et particulièrement des équipes d’experts, dont faisait partie mon professeur à l’Université de Grenoble, Gérard Destanne De Bernis, au sein de l’Ugtt et qui avait préparé le programme économique de 1955. Par ailleurs, les discussions et les échanges menés par Si Ahmed Ben Salah, entouré des jeunes cadres de l’Etat indépendant avec les partis sociaux-démocrates en Europe du Nord, particulièrement en Suède, ont contribué à la définition de ce nouveau modèle de développement.

Mais la crise politique de 1969 va remettre en cause cette expérience et va ouvrir la porte à un nouveau modèle de développement, qui fera des équilibres entre le marché interne et le marché international, le secteur privé et le secteur public, ses bases. Il est important, à ce niveau, de mentionner que la Tunisie a été un des premiers pays en développement, avec la Corée du Sud, à adopter ce modèle de développement qu’on appelait à l’époque la promotion des exportations.

Cette avancée souligne la richesse et la capacité de la raison économique dans notre pays à lire les grandes transformations de l’économie mondiale et à mettre en place des politiques d’adaptation. C’est dans ce cadre qu’est venue la Loi d’avril 1972, qui va encourager les investissements directs étrangers et qui restera jusqu’à nos jours la principale réalisation de la raison économique dans notre pays.

Mais cet âge d’or va s’essouffler progressivement à partir du milieu des années 1980 et la raison économique va entamer une nouvelle ére avec la crise de 1984 pour s’aligner sur les courants économiques les plus conservateurs et les visions les plus traditionnelles.   

L’ère du recul et de la résignation de la raison économique en Tunisie

Cette nouvelle phase a commencé au milieu des années 1980 et plus particulièrement avec la grande crise de 1984-86 et qui sera à l’origine de la mise en place du Programme d’ajustement structurel, point de départ d’une perte de l’équilibre avec ce que nous avons su construire au cours des années postindépendance avec les institutions internationales et plus particulièrement avec le FMI. Notre pays va alors s’engager dans le nouveau paradigme en vogue dans le débat économique qui fera de la stabilisation macroéconomique l’objectif ultime des politiques publiques.

Ce recul s’observe à trois niveaux. D’abord avec les institutions, notre pays n’a pas connu l’apparition de nouvelles institutions capables de dessiner de nouvelles perspectives pour notre développement. La seule institution qui a fait son apparition au cours de cette période est l’Institut tunisien des études stratégiques qui dépend de la présidence de la République et qui a été créé en 1993.

Mais, en dépit de son importance et la grande qualité scientifique des études qu’il a réalisée avec la participation des plus grandes compétences du pays, cet institut est resté en dehors de la formulation des politiques et son influence est restée limitée.

Ensuite, la seconde raison de ce recul serait la capacité d’analyse prospective. Notre capacité a également reculé dans ce domaine et nous avons abandonné les perspectives décennales. Et si la planification quinquennale est restée présente, son influence a fléchi. Notre pays n’a pas été en mesure d’introduire les nouveaux outils de prospective dont la planification stratégique à long terme comme l’ont fait beaucoup de pays en développement.

Enfin, la troisième raison revient aux visions et aux politiques. A ce niveau, notre pays a également connu un important recul dans la formulation des visions et des stratégies nouvelles. La gestion courante est devenue la principale préoccupation des politiques publiques. Bien évidemment, on ne peut pas oublier les grands investissements dans le domaine des infrastructures. Il faut également mentionner le programme de mise à niveau des entreprises industrielles, créé en 1995, suite à l’accord de libre échange avec l’Union européenne.

Mais notre pays n’a pas été en mesure de formuler de nouvelles visions de développement capables de s’ouvrir sur les grandes transformations économiques nécessaires. Ces reculs ont favorisé l’essoufflement du modèle de développement mis en place au début des années 1970.

Et lorsque nous avons entamé le débat sur le modèle de développement et la nécessité de s’insérer dans l’économie du savoir et des nouvelles technologies au début du siècle, la crise politique était à son comble et l’Etat n’était plus en mesure de définir une nouvelle dynamique de développement.

Ainsi, la raison économique a-t-elle connu un recul sans précédent au cours des dernières années ce qui explique en partie la crise actuelle et notre incapacité à formuler les politiques de sauvetage et de relance de la croissance et des réformes. Mais la question qui se pose aujourd’hui concerne les raisons de ce recul et de l’essoufflement de la raison économique en Tunisie.

Des raisons de la crise de la raison économique

Pour mieux comprendre les raisons de la richesse du débat économique au cours de la première période et son déclin et son affaissement au cours de la seconde période, nous faisons l’hypothèse que cette dynamique trouve ses origines dans quatre éléments essentiels.

Une raison économique autonome

Le premier élément concerne la conviction de la nécessité de construire une raison économique autonome.

Cette question est une préoccupation importante au cours de la période phase de l’Etat national et l’Etat a cherché à renforcer cette tendance et la nécessité de construire une raison économique autonome capable de prendre en considération la spécificité de notre économie et sa spécificité par rapport aux autres économies. Cette préoccupation est apparue largement lors des premières années de l’indépendance avec la mise en place et le développement des centres de recherche et les institutions de prospective.

Mais si cette préoccupation était forte lors de la première phase pour devenir la politique de l’Etat, elle va connaître un recul au cours de la seconde phase et l’alignement sur les grandes tendances mondiales, et les choix et les recommandations des grandes institutions internationales vont prendre une plus grande importance.

L’ouverture sur la réflexion globale

Le second élément concerne l’ouverture sur la réflexion globale. En dépit de l’importance accordée par l’Etat national à l’autonomie de la réflexion économique, elle a également encouragé l’ouverture sur les grands courants et les évolutions de la réflexion globale en matière de stratégie de développement. Nous avons présenté deux exemples importants sur cette articulation entre l’autonomie et une certaine ouverture sur les débats globaux, notamment au moment du choix de l’expérience collectiviste qui était en partie influencé par le modèle mis en place en Europe du Nord. Le second exemple est relatif à la mise en place de la stratégie de promotion des exportations, au début des années 1970, et qui est le résultat en partie de l’évolution de la pensée sur le développement.

En dépit de l’importance accordée à la construction d’une pensée économique autonome voire d’une école économique tunisienne, les économistes tunisiens n’ont cessé de s’ouvrir sur la réflexion globale et les expériences des autres pays en développement. Ils ont trouvé dans cette ouverture une source d’enrichissement qui a guidé nos stratégies de développement et nos politiques publiques.

Mais cette démarche va connaître un recul au cours de la seconde période marquée par une montée et une supériorité des courants de pensée dominants au niveau global aux dépens de la pensée locale ce qui a contribué à la remise en cause de l’équilibre que nous avons construit patiemment au cours de la première période.

La recherche et l’action

Le troisième élément concerne le rapport étroit entre la recherche et l’action. Il faut mentionner, à ce propos, la relation étroite entre l’université et les centres de recherche, d’un côté, et les institutions de l’Etat et l’administration, de l’autre. Plusieurs universitaires se sont retrouvés à la tête des institutions économiques de l’Etat tunisien. L’administration a énormément bénéficié de cette ouverture qui a contribué à son efficacité et à sa compétence.

Mais il faut mentionner, au cours de la seconde période, l’affaiblissement de cette relation et l’apparition d’une certaine rupture entre les institutions de l’Etat et le milieu de la recherche universitaire.

L’audace et le courage 

Le quatrième élément concerne l’audace et le courage. La raison économique ne se limite pas à la recherche et aux idées mais intègre également la capacité de les traduire dans des politiques et de les mettre en œuvre et les exécuter. Si ce courage et cette audace existaient au cours de l’âge d’or de la raison économique dans notre pays, l’hésitation et la peur des résultats sont devenues les caractéristiques de la seconde phase. Ces hésitations sont au centre de l’échec et des retards dans la mise en œuvre des réformes économiques.

Notre pays traverse aujourd’hui une crise profonde. Le recul et l’affaissement de la raison économique et la pauvreté du débat sur ces questions ont contribué à cette crise et dans notre incapacité à formuler les politiques nécessaires pour sauver notre économie. A ce niveau, les économistes, les experts et les institutions de l’Etat doivent retrouver la richesse de la raison économique des premières années de l’indépendance qui nous permettra d’échapper à ces crises et d’ouvrir une nouvelle expérience économique dans notre pays.

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Un commentaire

  1. Eddie Kalboussi

    29 juillet 2022 à 02:28

    C’est bien dit, mais les economistes doivent savoir que la base est tres fragile, on ne peu construire que sur une base solide.

    On a tout ce qu’il faut pour reussir, avec un peu de changement du systeme.

    Comment retenir et retourner nos competences de l’etranger.

    Enfin peut etre la solution magique se trouve dans la nouvelle constitution ou bien constitutitutitutitutitutitution

    Répondre

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