Par Samira GHANNOUCHI *
«Quand l’anormal devient normal, il est normal que le monde passe pour anormal» (Patrick Louis Richard)
Dire que quelqu’un est anormal, c’est dire qu’il ne suit pas la norme, qu’il est un déséquilibré, un cas pathologique, ou bien que sa conduite, son comportement envers son semblable n’obéissent pas à la règle générale, à la règle courante. Cette règle prescrit les choses et proscrit, comme un code pénal, tous les actes qui sont susceptibles de porter un préjudice à la conscience morale et à la conscience collective.
Qu’est-ce qui est moralement «anormal» et moralement «normal» ? Ou plutôt qu’est-ce qui est au-delà du «normal» et de «l’anormal» ?
Selon les stoïciens, être anormal c’est vivre en non-conformité avec la nature, vivre de manière désordonnée, ballotté par ses passions, par ses désirs, n’ayant aucune satisfaction, aucun répit. Une vie de mollesse, de luxure, d’intempérance, est la marque d’un homme qui a perdu sa sagesse. Enchaîné par ses désirs, et n’ayant plus de freins pour les réprimer, n’ayant aucune maîtrise sur lui-même, cet homme oublie qu’il fait partie de la nature et que par son comportement, il y sème le trouble et le désordre. C’est un déréglé qui ne vit pas conformément à la nature donc il est anormal.
Pour Platon, être anormal c’est être frappé de cécité. C’est s’écarter de son Essence ; c’est se disjoindre, se disloquer. Cet écart entre l’être et son essence caractérise le déséquilibre moral. Ainsi, un être anormal serait, selon Platon, un être dont la Raison n’est pas traversée par la lumière des Essences. Donc être anormal c’est être altéré, trouble, chaotique
Pour Kant, on est anormal lorsqu’on n’obéit pas à l’impératif catégorique de la Raison, ou tout simplement lorsqu’on obéit aux impératifs hypothétiques, c’est-à dire lorsqu’on traite l’humanité comme un moyen et jamais comme une fin. Selon lui, pour ne pas être anormal, on doit agir selon des maximes universelles, qui sont des lois de la Raison non entachées d’intérêt, d’utilité, en un mot de sentiment. Dictées par la raison, ces lois sont les régulations de notre conduite, de nos actions.
Pour Bergson, être anormal, c’est être borné, c’est rester superficiel, c’est ne pas suivre cette loi qui est au plus profond de nous-mêmes, cette loi qui impose la charité, la sympathie, la spontanéité, le pur élan du Moi profond, qui, par intuition, saisit ses semblables. Etre anormal ce n’est pas coïncider avec soi-même, avec l’Homme.
Pour Marx, l’homme anormal serait l’homme aliéné, se débattant dans ses chaînes, humilié, exploité et subissant par-là toutes les injustices sociales et ne faisant rien pour s’en sortir.
Pour Sartre, être anormal, c’est ne pas coïncider avec son Essence. C’est aussi être séparé de ce «je» transcendantal, supérieur, extraordinaire qui mène à la réalisation de l’homme dans toute sa splendeur.
Pour les religions, l’anormal serait celui qui ne suivrait pas les prescriptions divines : ces lois qui sont communes à toutes les religions. Un homme anormal, selon les religions est celui qui n’aime pas son prochain comme lui-même, celui qui fait le mal à son frère, celui qui ne croit pas en Dieu.
Pour le commun des mortels, être anormal c’est être rebelle à la conscience collective, être un non-semblable, être en dehors des normes établies, être inadapté, être dérangeant, être profanateur et dangereux de surcroît. Si on comprend bien, Socrate serait aux yeux de la majorité un anormal !
L’Humanité a-t-elle perdu la tête ? Oh que oui. De toute évidence, les normes classiques se trouvent inversées.
Les normes qui étaient associées au bon, au souhaitable, à tout ce qui est socialement approuvé et acceptable se réduisent à tout ce qui est mauvais, pathologique, dérangeant, atypique, insolite, illégal et absolument contraire aux valeurs morales. Ainsi voit-on des valeurs comme l’amour, l’empathie, la sincérité, la bienveillance, la générosité, la pudeur, l’honnêteté, l’honneur, le patriotisme, la piété filiale, la justice et la gratitude disparaître et on voit renaître d’innombrables valeurs tout à fait opposées à celles-là, comme le mensonge, l’hypocrisie, l’injustice, le mépris, la haine, l’envie, l’orgueil, l’humiliation, la jalousie, l’avarice, l’égoïsme et la manipulation.
Ainsi, la sagesse dont parlent les stoïciens, l’Essence dont parle Platon, le Moi profond dont parle Bergson, le «Je» dont parle Sartre, la lutte contre les injustices sociales dont parle Marx, l’amour du créateur et du prochain dont parlent les religions, le désintéressement et l’altruisme dont parle Kant sont tous devenus monnaie rare et sont remplacés par cette volonté de puissance — illimitée et à tous les niveaux — tant prisée de nos jours, mais qui, hélas, ne fait qu’engendrer les colères, les conflits, les polémiques, les luttes et l’immoralité généralisée.
Socrate fut condamné à mort par ses concitoyens pour avoir été «anormal» à leurs yeux, pour avoir incité ses semblables à se prendre en charge, pour avoir encouragé l’Homme à examiner le bien-fondé de ses actes, pour avoir appris à ses semblables à agir selon la Raison, à penser par eux-mêmes, pour avoir appris à ses disciples à connaître leur place dans le monde entre les bêtes et les dieux, donc à déterminer leurs objectifs sans jamais chercher à dépasser leurs propres limites.
Si jamais un être humain voit sa conscience telle qu’une aiguille aimantée désorientée, vaciller vers des attractions maléfiques, il doit immédiatement redresser la barre et s’orienter vers la dignité humaine quitte à être assimilé à un «anormal» comme le fut Socrate.
S.G.
*Professeure d’anglais