Par Taoufik BOURGOU *
L’image était pathétique, mais a dû très certainement retenir l’attention des chancelleries étrangères accréditées à Tunis : le défilé des membres de la petite «partitocratie» chez l’ambassadeur de Chine. Même pose, même fauteuil, même ostentation. On se serait crus au bon vieux temps de la guerre froide, de l’amitié entre les peuples, de la diplomatie des drapeaux rouges, à laquelle même la Chine ne croit plus.
Après l’hystérie, voilà le coup de sang
Il n’y avait rien à gagner à aller s’asseoir chez l’ambassadeur de Chine, mais ça ils devaient l’ignorer. La Chine n’a rien à offrir car la Chine pratique une diplomatie de grande puissance. La Chine ne prend pas pied dans un pays aussi facilement et aussi rapidement. Croire le contraire, c’est faire preuve d’une ignorance des jeux diplomatiques.
Les visites et leurs timings étaient assez intéressants, juste après les déclarations occidentales à propos du référendum et juste après les coups de menton présidentiels suite à l’audition devant la commission du Sénat du futur ambassadeur des Etats-Unis à Tunis. Et après ? Rien. Quel impact des visites ? Aucun impact au niveau mondial bien sur. On aurait été étonnés du contraire.
Les visiteurs de l’ambassadeur de Chine ne sont pas différents des islamistes qui ne rataient pas une occasion pour aller déguster le buffet du 4 juillet à l’Ambassade des Etats-Unis, pas très différents de cette chroniqueuse qui écumait les 14 juillet chez l’ancien ambassadeur de France (Pas l’actuel qui est un diplomate de très grande envergure), mais son prédécesseur, haut en couleur ! D’autres avaient plus le palais adapté au buffet du Qatar ou de la Turquie. Depuis la «Vertigineuse» les gourmands se pressent dans les ambassades et les chancelleries. La mode est aux «Cherches-midi» comme diraient nos amis canadiens. La diplomatie du ventre en somme.
Cela serait juste ridicule, si derrière il n’y avait pas une illusion collective qui risque de détruire le peu qui reste du pays : la croyance naïve qu’on peut changer de diplomatie sur un coup de tête par la sortie de manifestations. Une illusion collective d’ailleurs au centre de tout ce qui forme l’hubris désormais habituel dans la Tunisie d’après la «vertigineuse révolution». Au ridicule, certains sont en train d’ajouter la bêtise.
Coups de menton et coup de sang face à une diplomatie du 21e siècle
Après les coups de menton du Président, le coup de sang de la partitocratie, les sorties téléguidées de la société dite « civile », des associations fustigeant l’ingérence dans un élan kadhafien, la riposte américaine a été très méthodique, très diplomatique. C’est la différence fondamentale entre la diplomatie d’un Etat structuré et un pays où n’importe qui a prétention à faire de la diplomatie.
D’abord le secrétaire à la Défense à Stuttgart a posé ce qui semble être un cadre général à prendre ou à laisser. Bien sûr, les Tunisiens peuvent laisser. L’option est ouverte, car la diplomatie de la canonnière comme celle des printemps sont révolues. Le monde d’après-février 2022 est très différent. Ensuite, dans un mode de relations d’Etat à Etat, c’est l’invitation somme toute logique, non exceptionnelle, du Président de la République pour assister à la réunion Etats-Unis/Afrique en décembre 2022 à Washington.
Du Sommet de décembre 2022 ne sortiront que deux résultats. Un résultat immédiat autour des principes communs et vraisemblablement un nouveau mécanisme pour les aides, quelque chose qui devrait prendre la suite du Millénium Challenge.
Mais le résultat diplomatique espéré par Washington c’est tout simplement de voir qui viendra et qui ne viendra pas. Ceux qui seront présents seront aussi scrutés : à quel niveau de représentation seraient-ils présents ? L’objectif de Washington a été annoncé la semaine dernière par Blinken lors de sa visite en Afrique du Sud, il se réduit à une question simple : qui est avec le monde libéral et qui est ailleurs ?
Le Sommet de Washington, un moment de clarification et de tamisage
Le sommet aura lieu en décembre, d’ici-là beaucoup d’événements auront lieu sur le plan économique avec la situation inquiétante de l’économie chinoise et de l’économie mondiale en général. Sur le plan militaire, on sera à dix mois du début de la guerre russe en Ukraine et on verra plus clairement dans la stratégie et les résultats sur le terrain. Il en est de même sur le plan de la disponibilité des énergies et des produits alimentaires.
Ce sera sur ces trois plans que les choses vont se jouer pour beaucoup de pays. Les Etats-Unis savent que pour l’Afrique, prise dans son ensemble, ces trois dossiers sont explosifs. Ils savent que le jeu en Afrique entre, d’une part, la Russie et la Chine et l’Occident, d’autre part, va aboutir à une redistribution des cartes. On le voit d’ores et déjà au Mali, nous allons le voir en Libye dans les jours qui viennent.
Déjà au Mali, les Russes viennent de disposer des moyens aériens et se trouvent désormais face à la menace djihadiste. Le retrait de la France n’augure pas pour le Mali une évolution positive. L’aide française ne peut être remplacée par une aide russe ou chinoise au pied-levé équivalente et aussi pérenne. Le Mali risque de connaître des jours très difficiles et même les pays limitrophes, frontaliers du Mali, amis de la Russie, risquent très vite de se trouver en première ligne et regretteront vraisemblablement la présence aérienne et capacitaire de la France.
L’affaire malienne prouve à beaucoup que le basculement d’un axe vers un autre comporte un coût de sortie de l’ancien et coût d’entrée dans le nouveau. Ces coûts ne se compensent et ne s’équilibrent que très rarement. A méditer !
Au mois de décembre prochain, la situation malienne risque de servir de repoussoir, voire de devenir un exemple de démonstration par la négative de ce que peut coûter le coup de menton et la diplomatie du coup de sang. Ce sera une leçon de diplomatie in vivo.
Y aller ou ne pas y aller ? Telle est la question
Recevant son ministre des Affaires étrangères qui devait l’informer de sa rencontre avec la chargée d’affaires américaine, le Président s’est empressé de souligner pour une fois de plus la question de la souveraineté, comme si d’avance, il savait qu’il ne peut pas refuser d’être présent à Washington. Ne pas y aller serait une insondable bêtise. La diplomatie de la chaise vide est un luxe que ne peuvent s’offrir que les pays les plus puissants, les autres doivent être présents ou assumer leur déclassement. C’est ainsi que fonctionne le monde réel et pas autrement.
Le Président sera attendu à Washington, non pas que le Tunisie est un verrou irremplaçable, mais simplement pour la grande puissance invitante qui a signé des accords de défense avec la Tunisie, dans le cadre de son positionnement futur, il lui est nécessaire de savoir qui est l’ami et qui est l’ennemi, qui est le rival, qui est le concurrent, qui est l’allié et qui ne l’est pas. Ce sont les catégories normales du jeu diplomatique, sauf à se croire dans un monde imaginaire peuplé par des êtres vertueux, désintéressés.
La Tunisie ne peut pas manquer ce rendez-vous avec les Etats-Unis abstraction faite de ce qu’on pense des Etats-Unis. A moins de disposer de solides garanties pour avoir mieux que ce que peuvent offrir les Etats-Unis.
Subsiste la question du coût d’un tel voyage en terme d’image auprès de ceux à qui on a vendu une autre vision du monde, irréaliste et idéaliste au point d’inscrire dans la Constitution de son propre pays une question qui concerne un autre pays en lui fixant même une capitale future.
Cette dissonance future entre le discours et ce qui va être consenti à Washington semble déjà inquiéter l’entourage présidentiel.
Bienvenue dans le monde réel.
T.B.
* Chercheur au Centre d’études de la diplomatie et de la politique, sciences Po Grenoble. Professeur de Science politiques. France.