«Flagranti», d’Essia Jaïbi : Une pièce intense et haletante

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Sur un ton à la fois libre et didactique, Essia Jaïbi aborde, dans sa nouvelle pièce «Flagranti», un thème toujours tabou, celui des minorités sexuelles et et leur difficile coexistence dans une société d’apparence libre, mais qui reste profondément conservatrice.

La pièce de théâtre «Flagranti», la nouvelle création de la dramaturge et metteuse en scène Essia Jaïbi, présentée le week-end dernier pendant le Festival « Dream City », est probablement la première production théâtrale Queer tunisienne. Son thème est d’autant plus lourd à porter que le mot « Queer », bizarre ou étrange en anglais, se définit par «l’ensemble des minorités sexuelles et de genre : Personnes ayant une orientation sexuelle différente de l’hétérosexualité».

«Flagranti» raconte l’histoire de six amis dont le destin bascule en l’espace de quatre jours. En un laps de temps très court, Adam, Malek, Bakhta, Salma, Ahmed et Rayen passeront d’une vie en apparence légère, insouciante, quasinormale -bien que cachée à l’ombre d’une maison cossue située dans la banlieue nord- à une situation tragique, de conflit, d’humiliation et de traumas profonds. Car peut-on vivre en sécurité lorsque la loi continue à criminaliser l’homosexualité ? Et que l’article 230 du code pénal datant de l’époque coloniale, véritable épée de Damoclès, rend toujours passible de trois ans d’emprisonnement les personnes «pratiquant la sodomie et le lesbianisme» ?

Descente en enfer

Adam est médecin et Malek, architecte. Ils vivent ensemble en harmonie parfaite, entourés de leurs amis, qui -n’abordant pas tous une sexualité non normative- partagent avec eux leur sens de la fête et leur passion pour la vie. Salma, la sœur de Malek, journaliste, reçoit chez son frère un amoureux, qui disparaît subitement. Salma alerte alors la police, qui fouille les archives de son téléphone et tombe sur une image où lors d’une fête, les amoureux Adam et Malek échangent un baiser. Depuis, c’est la descente en enfer que vont affronter les membres du groupe. Salma, Malek et Ahmed sont otages de la police. Ils sont, pendant quatre jours, insultés, humiliés, malmenés et accusés d’homicide volontaire par les agents de sécurité. Malek, privé de la visite d’un avocat, subira lui le test anal, qui s’apparente, selon plusieurs ONG de défense des droits humains, à «une technique de torture». Une agression intime pourtant pratiquée par les médecins légistes suivant l’ordre du procureur de la République. La pièce, écrite à plusieurs, mêle faits réels et fiction. Elle s’inspire, entre autres, de l’affaire des six étudiants de Kairouan, qui, en décembre 2015, ont subi une descente de la police, alors qu’ils étaient en train de dîner. Accusés de pratiques homosexuelles, les autorités les soumettent au test de la honte et les condamnent à trois années de prison avec en plus un «bannissement» de Kairouan pour une période de cinq ans.

«Un pays aux libertés truquées»

Menée tambour battant, avec des acteurs engagés, inspirés et fougueux, «Flagranti», mise en scène et scénarisée par Essia Jaïbi, qui utilise ici sa voix off pour narrer et commenter les actions, ne laisse aucun répit au spectateur. Une pièce intense, bouleversante et haletante ! Sa dimension didactique est une belle trouvaille. Qu’est-ce que la communauté Queer ? Qu’est-ce que la loi 230 ? Quel est le contenu de la Loi N° 5, qui donne, entre autres, au gardé à vue le droit d’accès à un avocat ? Comment se déroule le test anal ? Les explications présentées ici s’adressent tant à la communauté LGBTQI++ qu’au large public.

Remarquable aussi est le ton libre de «Flagranti», qui aborde franchement et sans détour une question toujours tabou en Tunisie. «Réveille-toi Adam, tu vis en Tunisie, un pays aux libertés truquées ! Ils nous ont pompé l’air. Etouffés. Il n’y a pas de place pour nous dans ce pays», s’exclame Bakhta (magnifique Fatma Ben Saidane !), dont le personnage est membre d’une association Queer. Elle s’adressait ainsi à son ami, qui, ébranlé après sa rupture avec Malek à la suite de leur libération, a pour projet d’adopter un enfant.

Pour Karam Aouini de l’Association « Mawjoudin We Exist », productrice de cette création théatrâle, coproduite aussi avec l’Association « L’Art Rue », fondatrice de « Dream City », «Flagranti» a pour objectifs : «Primo, d’offrir une visibilité et une représentativité à la communauté LGBTQI++ tunisienne, dont les jeunes ne veulent plus vivre dans la clandestinité à la manière de leurs aînés. Et secundo, de donner à quelques-uns des acteurs de la pièce à l’identité Queer, l’occasion de s’exprimer dans un environnement sécurisé».

Samedi soir, à la fin de la représentation, tous les acteurs et leur metteuse en scène ont eu droit à une longue « Standing Ovation ».

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