Accueil Actualités Tribune| Bouleversements planétaires, transitions anxiogènes et polarisation : Que nous dit le nouveau Rapport sur le développement humain dans le monde ?

Tribune| Bouleversements planétaires, transitions anxiogènes et polarisation : Que nous dit le nouveau Rapport sur le développement humain dans le monde ?

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Par Asma Bouraoui KHOUJA*

Le Programme des Nations unies pour le développement (Pnud) a publié en septembre dernier son Rapport sur le développement humain dans le monde  (RDH) 2021-2022 sur le thème «Temps incertains, vies bouleversées : façonner notre avenir dans un monde en mutation». Ce rapport fait le constat sans surprise d’un recul de l’indice de développement humain (IDH) dans le monde, pour près de 90% des pays concernés par le classement, soit un retour au niveau de 2016. Autant dire que tous les efforts de progression, voire d’accélération pour l’atteinte de l’agenda 2030 proclamé en 2015, ont été sérieusement compromis !

Une planète en souffrance, une anxiété généralisée et des inégalités structurelles toujours là !

La planète est en souffrance. Les peuples également. La pandémie de Covid-19 a plongé le monde entier dans un état de stress traumatique (…et post-traumatique…), pas seulement sur le plan sanitaire mais aussi économique, social et environnemental, exacerbant des failles et des inégalités déjà existantes. La guerre en Ukraine a amplifié ces failles, et est en train de s’accompagner d’un bouleversement géopolitique et d’une transition aussi incertaine qu’indéfinie vers un nouvel ordre mondial.

Mais le monde allait-il mieux avant le Covid-19 et la guerre en Ukraine ? La réponse est clairement non. Nous vivons dans un monde rempli d’incertitudes et d’inquiétude depuis plus d’une décennie déjà. Les inégalités ont, dans certains cas, motivé des mouvements sociaux et des bouleversements politiques. Parallèlement, les extrémismes de tous bords, la démagogie et la montée du populisme ont aussi progressé un peu partout dans le monde et ont contribué à accroître la polarisation, à attiser le discours de haine et à réduire la confiance des uns envers les autres et des citoyens envers les institutions, le tout porté et facilité par les réseaux sociaux. Moins de 30% des citoyens dans le monde estiment qu’il est possible encore de se faire confiance les uns les autres, ce taux étant considéré comme étant le plus bas de ces dernières années.

Pourquoi le monde «convulsionne-t-il» ? Nous faisons face depuis un moment, à un nouvel ensemble d’incertitudes qui résultent principalement des bouleversements planétaires, qu’ils soient d’ordre climatique (incendies et inondations à répétition, raréfaction des ressources naturelles, etc.), ou lié à des maladies physiques et autres épidémies ou encore à l’insécurité alimentaire. L’Anthropocène, mis en avant dans le RDH 2020, est l’ère où l’humain met à mal, par son mode de vie, de production et de consommation, la planète entière et hypothèque son propre avenir. Les incertitudes découlant de l’Anthropocène sont source d’anxiété généralisée et d’épisodes traumatiques à même de générer de la violence et de la détresse psychologique, en particulier sur les populations vulnérables, lesquelles en général disposent de peu de moyens pour lutter efficacement contre ces bouleversements. Selon le rapport, 1 personne sur 8 souffre de troubles de la santé mentale, une proportion en hausse de 10% par rapport à 10 ans en arrière.

Par ailleurs, les transformations nécessaires pour faire face aux conséquences de l’Anthropocène, qu’elles soient liées à la transition énergétique, numérique ou aux modes de production et d’industrialisation, sont de nature à générer des résistances et accroître le sentiment d’incertitude et la fragmentation sociale.

Enfin, la polarisation politique et sociale, alimentée par la désinformation portée par les réseaux sociaux et les nouvelles technologies, contribue à accentuer le sentiment d’insécurité, la détresse des populations et les conflits sous toutes leurs formes.

Cet ensemble d’incertitudes multidimensionnelles est de nature à ralentir, voire freiner, le développement humain. Il se traduit par une aggravation des inégalités et des «déficits sociaux» qui, à leur tour, hypothèquent toute possibilité d’atténuer les impacts négatifs de ces incertitudes sur le monde et la planète. Une sorte de cercle vicieux qu’il est impératif de casser si nous tenons de nouveau à reprendre le chemin du développement en général et du développement humain en particulier.

Est-ce pour autant que nous devons baisser les bras ?

C’est assez paradoxal de voir à quel point nous sommes conscients des dangers de l’Anthropocène et à quel point en même temps, nous manquons de détermination pour affronter ces dangers. Certes, les transitions sont engagées pour mitiger les effets négatifs sur l’environnement, la santé, les sociétés, mais ces transitions sont-elles mêmes source de conflits et de stress, d’incertitude et de fragmentations.

Ne pas baisser les bras est une évidence, mais comment ? Il est important de ne jamais perdre de vue le fait que l’humain doit toujours être au centre de toutes les politiques, les actions, les transitions et autres changements en faveur d’un monde meilleur. Le développement humain doit contribuer à améliorer le bien-être des populations mais il doit aussi pouvoir leur donner la liberté et la capacité d’agir pour mieux se protéger contre les aléas et se sentir en sécurité. Dans le RDH 2021-2022, cette sécurité passerait par trois éléments-clés : (1) l’investissement en faveur d’un avenir meilleur, et cela implique non seulement l’investissement générateur de richesses et d’emplois décents mais également celui qui permettrait aux nations de se préparer à affronter de futurs chocs, qu’ils soient sanitaires, environnementaux ou géopolitiques; (2) l’assurance, pour protéger les populations contre les aléas de la vie, en particulier à travers des systèmes de protection sociale robustes à même de protéger les plus vulnérables des chocs à venir; et (3) l’innovation pour mieux répondre aux chocs à venir à travers des outils plus efficaces.

Où se trouve la Tunisie dans ce sombre tableau et comment aspirer à un monde meilleur ?

La Tunisie n’échappe pas à cette régression globale en matière de développement humain. Elle perd trois places dans le classement mondial pour se placer au 97e rang sur 191. Elle est classée 2e dans la région Mena, après l’Algérie, et continue néanmoins de faire partie du groupe des pays à niveau de développement humain élevé.

Même si elle fait partie du groupe des pays à IDH élevé, la Tunisie reste exposée aux mêmes incertitudes qu’ailleurs dans le monde. Sur les dix dernières années, la transition économique a été extrêmement complexe, marquée par une croissance économique quasiment atone et une détérioration de la situation sociale : la montée du chômage, la marginalisation persistante des régions et des populations, l’informalité et la précarité, la montée du discours violent (y compris sur les réseaux sociaux) sont autant d’éléments qui ont caractérisé la transition des dix dernières années. Le Covid-19, et plus récemment la guerre en Ukraine, sont venus rajouter des défis supplémentaires, notamment en lien avec la sécurité alimentaire, et exacerber des problèmes structurels en lien avec les inégalités et les vulnérabilités.

La Tunisie s’engage aujourd’hui dans un programme de réformes qui permettrait sur le court et le moyen termes une stabilisation macroéconomique nécessaire et attendue, et le positionnement de l’économie sur la voie de la relance. Il est toutefois important d’inscrire ce programme dans un cadre global et à long terme du développement humain. Au-delà de la logique de stabilisation qui est essentielle pour rétablir les fondamentaux sur le plan macroéconomique, adresser les défis en termes de développement humain qui ont émergé sur les dix dernières années et qui ont été exacerbés avec la pandémie et la guerre en Ukraine s’avère nécessaire pour garantir la soutenabilité et la pérennisation attendue des effets positifs de la relance.

Si nous nous référons aux recommandations du RDH, la reprise de l’investissement, public comme privé, devra faire l’objet de l’attention de toutes les politiques publiques en Tunisie. L’investissement est la garantie d’une reprise de la croissance économique et de la création d’emplois, mais il doit également concerner des secteurs à même de renforcer la résilience et la sécurité des populations. Nous avons vécu la pandémie de Covid-19 qui semble relativement maîtrisée, mais nous ne sommes pas à l’abri de futurs chocs. L’investissement doit se faire également dans la préparation et la prévention des chocs futurs, dans le but non seulement de favoriser la résilience des économies et des populations, mais pour ne pas ralentir, voire freiner, le développement.

La protection des populations et leur assurance contre les risques sont plus que jamais prioritaires. La protection sociale est un axe clé du programme de réformes de la Tunisie. Elle est cruciale car elle constitue un outil puissant de lutte contre les aléas de la vie, les vulnérabilités et la pauvreté, et une garantie de renforcer la résilience des populations et de leur donner les moyens d’accéder à plus de sécurité.

Enfin, l’innovation doit guider toutes les décisions stratégiques, les politiques publiques et les comportements. Elle n’est pas entendue seulement au sens technologique mais également économique, culturel, sociétal, etc. Lorsqu’elle est utilisée à bon escient, elle est un catalyseur du progrès.

Un programme de réformes est en phase de démarrage pour la Tunisie. Il est important de l’inscrire dans le cadre de l’Agenda 2030 et de veiller à ce que les réformes se traduisent concrètement par des mesures et des actions à fort impact sur le développement humain. Établir les liens à chaque étape, analyser les impacts sur les populations et leur développement, est fondamental si nous aspirons à un avenir meilleur.

A.B.K.

*Team Leader – responsable du Programme de croissance inclusive et développement humain au Pnud Tunisie.

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