Experte en eau et membre du Conseil scientifique de l’ingénieur auprès de l’Ordre des Ingénieurs tunisiens (OIT), Dr Raoudha Gafrej a présenté récemment, lors d’un évènement organisé à l’OIT ,les principaux résultats d’une note politique élaborée par l’Ordre des ingénieurs tunisiens sur le stress hydrique et la crise des ressources en eau qui a été remise à la Présidence de la république, à la Présidence du gouvernement et au ministère de l’Agriculture, des Ressources hydrauliques et de la Pêche.
Moins d’un septième des ressources hydriques reçues annuellement (la moyenne s’élève à 36 milliards de m3 d’eau) dans notre pays sont mobilisées et exploitées à des fins agricoles et pour les besoins de la consommation d’eau potable soit près de 5 milliards de m3 alors que plus de la moitié s’évapore ou s’écoule vers les zones humides et la mer. Les problèmes liés à la gestion de l’eau, malgré les progrès qui ont été réalisés depuis l’indépendance pour instaurer une gouvernance efficace de l’eau et faciliter l’accès aux ressources en eau aux agriculteurs et aux habitants, sont accentués aujourd’hui par la situation chronique de stress hydrique.
En ne retenant que deux indicateurs, l’indicateur de stress hydrique est passé de 66% en 2000 à 109% en 2020 alors que la disponibilité de l’eau per capital poursuit sa baisse depuis plusieurs années pour atteindre 355 m3/habitant/an en 2021 soit le tiers de la norme internationale d’aridité (1000m3/habitant/an).
Les apports en eau des barrages vont continuer à baisser
Les projections climatiques à l’horizon de 2050 ne présagent rien de bon et ne prévoient aucune embellie pour la situation hydrique actuelle qui risque de s’aggraver davantage selon ces prévisions par l’intensification des sécheresses et l’augmentation de la température. Les apports en eau aux barrages ainsi que le volume global d’eau souterraine vont continuer à baisser. Quant aux zones humides traditionnelles du pays, de plus en plus affectées par la pollution et les divers types d’activités humaines (agriculture, industrie….), elles n’assurent plus correctement leur fonction de régulation des crues, de purification de l’eau et de la recharge des nappes souterraines. Fortement impactés par des pratiques agronomiques intensives peu respectueuses de l’environnement et de la biodiversité, les sols n’arrivent pas non plus à remplir correctement leur rôle en tant que réservoir de stockage naturel de l’eau pour l’agriculture pluviale et pour la recharge les nappes souterraines. L’ensemble de ces facteurs implique une révision et une redéfinition du modèle actuel de gestion des ressources hydriques qui n’est plus du tout adapté à la situation de stress hydrique et qui a fini par montrer ses limites. « Ces modèles doivent nécessairement évoluer pour intégrer la dimension systémique de l’eau, et ce, en développant un cadre national de gouvernance doté d’une vision claire et partagée entre les intervenants tout en assurant la supervision, le contrôle, la coordination et l’intégration de l’ensemble des systèmes politiques, sociaux, économiques et administratifs pour gérer les ressources en eau et leurs usages. Ce nouveau cadre de gouvernance doit s’accompagner d’une évolution du modèle de gestion de l’eau qui doit intégrer les niveaux organisationnels, fonctionnels et opérationnels ainsi que locaux, régionaux et centraux», explique Dr Raoudha Gafrej, experte en eau et membre du Conseil scientifique de l’ingénieur auprès de l’Ordre des ingénieurs tunisiens (OIT).
Garantir un accès durable et sécurisé à l’eau potable de qualité
Par ailleurs, la préservation de la sécurité hydrique du pays, qui est étroitement liée à la sécurité alimentaire et celle de l’Etat, reste tributaire du développement de technologies innovantes et durables pour, d’une part, continuer à satisfaire les besoins en énergie propre nécessaire pour la mobilisation, le transfert et la distribution de l’eau et pour maintenir, d’autre part, un accès durable et sécurisé à l’eau potable de qualité en cette période de stress hydrique absolu. Selon l’experte en eau, des solutions doivent être envisagées à court terme en attendant la finalisation de la stratégie Eau 2050. Il s’agit, d’après Dr Raoudha Gafrej, «de reconnaître à très haut niveau l’état de pénurie absolue d’eau en Tunisie, de développer un système d’information national dédié à l’eau, d’intégrer les besoins écosystémiques en eau à la gouvernance et à la gestion de l’eau et de garantir durablement le droit d’accès du citoyen à l’eau et à l’assainissement. Les interventions d’urgence doivent être envisagées et initiées par l’Etat à la lumière d’un nouveau paradigme hydrique qui implique la nécessité d’assurer la sécurité hydrique nationale en conceptualisant et en adaptant les décisions et les actions à la productivité nationale, l’empreinte eau des habitants et le rôle stratégique du sol comme principal réservoir d’eau pour les cultures stratégiques piliers de la sécurité alimentaire ».
Eviter le « crash hydrique »
Mais avant d’entreprendre ces interventions, Dr Raoudha Gafrej précise que, compte tenu de la surexploitation des ressources et la multiplication de l’usage illicite, il faut tout d’abord arrêter l’hémorragie dans le secteur des ressources hydriques, en décrétant l’état d’urgence de l’eau afin de faciliter l’adoption et la mise en œuvre de mesures exceptionnelles qui éviteraient la survenue d’un « crash hydrique » au cours des prochaines décennies.
«Ces mesures doivent être appuyées par un cadre légal, juridique et réglementaire résilient, capable d’être facilement adapté à l’évolution du contexte hydrique », affirme Dr Raoudha Gafrej. Et d’ajouter enfin que l’eau couvre plusieurs dimensions et sa sécurité relève donc de la sécurité de l’Etat et ne peut pas, par conséquent, être gérée par un ministère sectoriel. « Il faudrait créer une institution transversale de gouvernance de l’eau à l’instar d’un Conseil Supérieur de Sécurité de l’Eau relevant du gouvernement ou de la Présidence et qui sera chargé, en coordination avec tous les acteurs concernés, d’élaborer et de mettre en place la stratégie et les politiques nationales de gestion des ressources en eau en recourant à des outils modernes de gouvernance et de management ».