Par Mohamed Challouf*
Dès la clôture de la 33e édition, la ministre des Affaires culturelles a déclaré le retour de ce festival à sa forme d’origine voulue et décidée par ses fondateurs : les JCC redeviennent une Biennale, mettant ainsi un terme à une tentative hasardeuse de travestir la plus prestigieuse manifestation de cinéma en Afrique en un festival de paillettes, de star-system et de tapis rouge mal déroulé. Bien évidemment, cela n’a pas manqué de provoquer de l’émotion, voire de l’indignation chez ceux qui rêvent de faire leur « Cannes, Dubaï, Marrakech ou El Gouna International film festival » sur le dos des contribuables dans ce moment très délicat pour l’économie du pays et en sacrifiant l’un des derniers bastions des cinémas du sud en Afrique et dans le monde arabe.Les opportunistes d’aujourd’hui et ceux de l’époque de Ben Ali ignorent-ils ou bien ont-ils oublié que quand Tahar Chariaa et Sembéne Ousmane ont créé les JCC, ils ont dû compter sur les Ciné-clubs de toute la Tunisie. Les adhérents des clubs de Sousse, de Sfax, de Kairouan, de Bizerte… ont assuré bénévolement une grande partie de l’Organisation des Journées, dont notamment l’accueil des invités à l’aéroport et leurs transferts vers les hôtels avec leurs propres voitures privées. Pour trois éditions consécutives le festival a compté pour sa propre organisation sur les compagnons et complices de Tahar Chariaa : les adhérents de la Ftcc. A l’époque, la Tunisie et le ministère de tutelle n’avaient ni les moyens ni le personnel nécessaire pour organiser une telle manifestation. Ce sont tous les cinéphiles de Tunisie du Nord comme du Sud qui, à travers une action de solidarité nationale, ont fait exister le doyen des festivals de Cinéma de toute l’Afrique et du Monde arabe. Cette solidarité exemplaire des Tunisiens de l’époque me suggère de dire aujourd’hui en 2022 que l’avenir de ce festival : annuel ou tous les deux ans, cinéma d’auteur ou cinéma du « tapis rouge »… ne doit pas être l’affaire uniquement des gens de la capitale, mais doit s’inscrire dans une discussion nationale sur comment garantir le droit de l’accès à la Culture pour tous les Tunisiens. Car pour moi, ce n’est pas juste qu’au nom de Carthage, toutes les grandes manifestations artistiques de la Tunisie ont lieu exclusivement dans la Ville de Tunis en oubliant que les habitants des régions ont eux aussi le droit d’être au centre de la vie culturelle du pays. Pour revenir aux JCC, il est malheureux que chaque directeur nommé à la tête de cette manifestation vienne avec un seul objectif : comment s’approprier le festival comme si c’était un héritage familial et l’exploiter pour ses propres intérêts, faire travailler ses amis même s’ils ne sont pas compétents et totalement incapables, réaliser ses caprices, honorer ses fidèles, passer l’ascenseur à ceux qui l’ont invité un jour à leurs festivals…
Depuis des années nous assistons à des aberrations et des violences incroyables envers une manifestation, dont les fondateurs n’ont pas voulu en faire un Festival, mais des Journées cinématographiques, un lieu de Dialogue et de Rencontre entre des auteurs du cinéma, des artistes qui sentent le devoir de donner à leurs compatriotes en Afrique et dans le Monde arabe un cinéma d’éveil pour les aider à sortir de leur sous-développement causé par des épisodes dramatiques d’humiliation et de colonialisme… Avec un public passionné, averti et cultivé. Au moment de créer les JCC, ni Tahar Chariaa ni ses frères africains n’avaient certainement un « carnet d’adresses bien fourni », même si Chariaa était déjà connu comme critique de cinéma et invité par tous les grands festivals. Il n’avait besoin de passer l’ascenseur à personne. C’est l’amour de son pays, de son continent et du cinéma d’éveil qui le guidait dans ses choix et dans ses actions. Avons-nous oublié qu’il a fait de la prison parce qu’il a dénoncé l’absence du cinéma tunisien sur les écrans de Tunisie à l’époque où des distributeurs locaux inféodés chez les majors américains ont fait que nos salles de cinéma passaient exclusivement des blockbusters américains et européens.
M.Ch.
Mohamed Challouf est producteur et réalisateur des films « Tahar Cheriaa à l’ombre du baobab » et de « Ouaga, Capitale du cinéma ». En 1994, il est délégué général des JCC et responsable du programme spécial du 50e anniversaire des Journées cinématographiques de Carthage en 2016. Depuis des années, il essaye de contribuer à la recherche et la sauvegarde du patrimoine audiovisuel arabe et africain.