Comment décrire Essma Ben Hamida ? Comment mettre les mots justes sur ce tourbillon roux de générosité, d’abnégation, de bienveillance sachant agréger les bonnes ondes et les bonnes personnes?
Comment décrire Essma Ben Hamida ? Comment mettre les mots justes sur ce tourbillon roux de générosité, d’abnégation, de bienveillance sachant agréger les bonnes ondes et les bonnes personnes? Cela fait longtemps que l’on essaie, en fait, sans jamais arriver à totalement cerner le personnage, pour la bonne raison qu’elle a toujours un coup d’avance, une idée inédite, une initiative imprévue. Elle le reconnaît : «Je me réveille tous les matins avec un nouveau rêve, une nouvelle idée». La différence, c’est que le rêve devient projet, qu’elle met en œuvre et fait aboutir.
Jeune journaliste, elle sillonna le monde, découvrit les envers du décor, côtoya des gens merveilleux qui rêvaient d’un nouvel ordre mondial. Et constata que si le journalisme menait à tout, il ne pouvait en aucun cas changer le monde, corriger les injustices, et soulager les pauvretés. Elle posa sa plume, arrêta d’écrire, et se dit qu’il fallait passer à l’action, ne fût-ce que pour laisser trace de son passage sur terre.
ONG, un concept encore ignore
C’est alors qu’elle découvrit un concept jusque-là ignoré : les ONG. En Inde, en Afrique, celles-ci faisaient un travail extraordinaire. Elle rentra en Tunisie, encouragée par des amis, soutenue par son époux anglais, s’inscrivit dans la filiation d’une ONG existante — Enda Tiers Monde — et créa Enda- Interarabe.
Nous sommes au début des années 90. Et cette Ovni surprend, étonne, ne dérange pas encore. Elle s’installe dans un quartier défavorisé, Hay Ettadhamen, où elle crée l’Espace 21. Là, on attire les femmes du quartier. Elles s’y réunissent, y apportent leurs ouvrages, y font fête. Mais ne travaillent pas. Et quand on leur demande pourquoi, toutes répondent : «Il faut de l’argent pour monter un projet». En tant que femmes, elles n’ont pas accès au capital, et personne ne leur en prêtera sur leur bonne mine.
Essma Ben Hamida si. La Fondation Ford la soutient en un premier temps pour financer formation et études. Puis elle se jette à l’eau, se bat comme un beau diable pour trouver des fonds, et consacre ses premiers crédits aux femmes exclusivement. Le concept est né, il est lancé en 1994, et les 5 premières femmes en bénéficient.
L’argent crée l’argent
«C’est avec une totale innocence et une non moins totale inconscience que je me suis lancée dans un domaine très complexe de la finance, moi qui n’ai rien d’une financière».
Car il y avait un vide juridique à l’époque. Il lui fallait une reconnaissance et un soutien. Il lui vint de manière inattendue, de l’Union européenne, de la coopération espagnole, la reine de ce pays étant passionnée par le micro-crédit, mais aussi des USA, Hillary Clinton ayant demandé à visiter le fameux espace 21 de Hay Ettadhamen. Mais il lui vint également du pays même, le président Ben Ali octroyant son soutien.
«L’histoire de l’ONG, c’est l’histoire d’une famille pauvre : au début, on vous aide, on vous fait des dons, on vous donne le coup d’envoi, mais par la suite, c’est à vous de vous débrouiller. Il nous fallait grandir, compter sur nous-mêmes. Et la beauté de la micro-finance, c’est que l’argent crée l’argent. Et que plus on prête, plus on peut prêter. Il est faux de dire que l’argent ne fait pas le bonheur. Il a fait celui de ces femmes qui n’ont plus à quémander auprès d’un père, d’un mari ou d’un frère. Elles ont pris le pouvoir. Et quand on prête aux femmes, l’argent a plus d’impact sur les familles, et sert à meilleur escient. Il ne s’agit pas seulement d’argent, cela crée une dynamique d’émancipation et change les mentalités».
Quatre femmes pour un homme
En 1995, les crédits étaient octroyés à 100% aux femmes. Les hommes ont réclamé eux aussi leur droit au crédit. C’est avec l’aval des femmes, lassées de les voir au café et soucieuses de les mettre au travail, qu’ils ont pu intégrer la chaîne vertueuse. Dans la proportion…. d’un crédit masculin pour quatre féminins !!!
En se développant, le micro-crédit a eu recours aux lignes de crédit des institutions internationales, aux lignes de crédit, et réclamait une gestion à temps plein, ne laissant guère d’espace pour les autres activités telles le développement pour les jeunes, l’environnement, les femmes….
On créa alors Enda Tamweel, société ouverte aux investisseurs internationaux qui compte à ce jour 108 agences, véritable machine de 2.000 personnes qui a touché plus d’un million de ménages tunisiens, et dont le secret du succès repose sur la proximité avec les citoyens.
«Plus on donne, plus on reçoit, plus on emprunte, plus on prête, et plus on aide des gens à changer de vie. Et si on devait supplier les bailleurs de fonds au début, aujourd’hui, ce sont eux qui nous sollicitent».
Consommer tounsi : Souk El Kahina
Dès 2006, Enda s’est intéressée aux petits producteurs dans les zones rurales et devient le plus important fournisseur de crédit rural après la BNA, touchant plus de 132.000 petits producteurs.
« Il se crée ainsi une solidarité entre les quartiers populaires et les zones rurales. Mais aussi entre les générations car nous touchons, à ce jour, trois générations».
Déchargée de la gestion du micro crédit désormais confié à Enda Tamweel, Enda- Interarabe allait se consacrer à l’accompagnement entrepreneurial, au développement personnel des jeunes et des femmes et à l’innovation en lançant entre autres le concept du développement équitable. Sur l’impulsion de l’AFD, le projet allait être introduit dans le Cap Bon, à Sidi Bouzid, et au Kef. Il fallait former et accompagner dans cette démarche novatrice. Pour obtenir le nouveau label de «commerce équitable», quelque 99 indicateurs étaient demandés, tels la parité homme-femme dans les rémunérations, le respect de l’environnement ou l’interdiction du travail des enfants.
«Si nous avons pu avoir des appréhensions quant à la difficulté d’obéir aux conditions, la population a adhéré, et les jeunes ont compris que le label commerce équitable leur permettrait de lutter contre les produits turcs ou chinois».
A ce jour, quelque 150 produits sont labellisés.
Le problème, cependant, demeurait l’accès aux marchés. Un petit espace avait été ouvert à Hay Ettahrir, pour présenter les produits. Mais bien sûr, cela ne suffisait pas, et les artisans, artisanes et petits producteurs demandaient l’organisation de foires ou marchés, l’accès à ceux existant étant trop coûteux.
C’est ainsi qu’est né le concept «Souk El Kahina», le marché citoyen et solidaire. Sous le label de «Consommons tunisien», un marché ouvre ses portes au cœur de Tunis, à la Cité de la culture, où une centaine d’artisans, artisanes, petits producteurs viennent proposer leurs produits. Cette foire a pour ambition d’être pérennisée, de devenir annuelle, et de se développer dans les régions.
«Est-ce suffisant ? Non. Et c’est pour cela que nous mettons en place, dès le début de l’année, un market place, plate- forme de vente en ligne. Ce qui permettra de sortir ces artisans et petits producteurs de la précarité, et de les libérer des intermédiaires qui se sont multipliés. Et il est étonnant de voir avec quelle aisance ils accèdent à ce nouveau mode de commercialisation».