Par Moez Kacem *
Le ministère du Tourisme dans sa forme actuelle et avec le peu de prérogatives dont il dispose ne peut aller plus loin dans la gouvernance d’un secteur nécessitant une forte réactivité décisionnelle imposée par des bouleversements socioéconomiques de plus en plus fréquents et intenses…
Plusieurs produits touristiques ou faisant partie de la chaîne de valeur du tourisme tunisien sont aujourd’hui gérés par d’autres départements. Ceci a contribué à la dilution du pouvoir décisionnel du ministère de Tourisme et a contribué à la vulnérabilité de son modèle de gouvernance.
Effectivement, si le tourisme fonctionne mal tout au long de ces années, la gouvernance en est pour quelque chose. Je tiens à citer une métaphore qui a été inspirée par un ancien ministre du Tourisme, auquel je réserve l’anonymat : « Lorsque je suis dans un Conseil ministériel, je me sens comme une olive dans un buffet ». Une caricature qui illustre le faible poids de ce secteur en matière décisionnelle et en termes d’attributions administratives.
Multiples sont les critiques dévoilées par l’opinion publique et les professionnels envers le tourisme arrivant jusqu’à son dénigrement sur les réseaux sociaux. Son efficacité et son rendement sont mis en cause et souvent c’est la stratégie marketing qui se trouve pointée du doigt. Ce n’est pas souvent le cas ! La gouvernance représente également le tendon d’Achille du secteur.
Des prérogatives éparpillées
En Tunisie, il est bon de savoir que la stratégie nationale de l’écotourisme relève des prérogatives du ministère de l’Environnement. Cependant, le tourisme de santé et de bien-être quant à lui fait partie de la compétence du ministère de la Santé publique, alors que certains hébergements touristiques alternatifs, à l’instar des gîtes ruraux, sont soumis à une autorisation obligatoire du ministère de l’Agriculture. Les parcs naturels, souvent appréhendés comme une composante principale de l’écotourisme, sont gérés par la Direction générale des forêts (DGF-ministère de l’Agriculture). Les autorisations de vente de boissons alcoolisées relèvent, de leur part, des regards du ministère de l’Intérieur malgré leur majeure destinée à caractère touristique (restaurants, hôtels).
Cet éparpillement pose énormément de problèmes quant à la gouvernance du secteur touristique et constitue de véritables freins à son développement de manière durable et harmonisée. Ayant travaillé sur plusieurs de ces composantes, je peux confirmer que des divergences conceptuelles sont identifiées chez les différents responsables sectoriels malgré l’existence de cette prise de décision au sein de commissions mixtes. Des décisions à la césarienne qui prennent énormément de temps à voir le jour mais aussi qui se heurtent à diverses interprétations dans leur mise en œuvre ultérieurement.
En effet, le tourisme est un secteur transversal qui touche à plusieurs départements, c’est pourquoi il est gouverné selon plusieurs modèles qui diffèrent d’un pays à un autre. En France, par exemple, il a été longtemps placé sous la tutelle du ministère des Affaires étrangères. Dans d’autres pays, il est considéré comme un pôle économique en réunissant plusieurs départements.
Historiquement, en Tunisie, ce secteur a été organisé de multiples façons : sous le ministère de l’Economie nationale, Tourisme et Commerce, Tourisme et Artisanat, Tourisme tout seul. Néanmoins, toutes ces formes de gouvernance n’étaient pas basées sur la prise en considération du fonctionnement technique du secteur et l’intégration en amont de sa chaîne de valeur.
Un pôle touristique pour une meilleure gouvernance
S’organiser différemment peut améliorer la gouvernance et assurer un meilleur développement du secteur touristique qui contribue à hauteur de 8,4% du PIB. En effet, trois activités peuvent être regroupées sous la tutelle du ministère de Tourisme. Elles sont susceptibles d’améliorer une poignée d’indicateurs et d’assurer une certaine pérennité des emplois. Ces trois activités connexes sont l’aérien, le patrimoine historique et culturel ainsi que l’environnement.
En ce qui concerne le transport aérien, il demeure crucial de souligner que la grande partie des arrivées internationales se fait par voie aérienne (exception faite des marchés maghrébins). Le choix des liaisons et des fréquences aériennes va être plus pertinent si les acteurs du tourisme et la flotte nationale regardent dans la même direction. Au Sénégal, par exemple, on trouve le ministère du Tourisme et du Transport aérien et c’est une forme qui fonctionne très convenablement.
Pour le patrimoine culturel et historique (musées et sites historiques), il est évident que c’est une composante culturelle à fort potentiel et constitue un maillon principal de la chaîne de valeur touristique, aujourd’hui placée sous la tutelle du ministère de la Culture. Ces sites et musées nécessitent une retouche de « touristification » ce qui cochera deux cases à la fois : meilleure valorisation et meilleure rentabilité de nos richesses historiques et culturelles. Plusieurs pays du Moyen-Orient associent tourisme et antiquité (tels que l’Egypte, la Jordanie…) et l’impact sur le tourisme paraît fabuleux.
Quant à l’environnement, on ne peut parler de destination touristique sans évoquer la variable environnementale. En effet, la beauté des paysages, la sauvegarde de la biodiversité, la protection des sites vulnérables (comme le littoral et les îles) représentent les fondamentaux de la construction et de l’aménagement des territoires touristiques. Si aujourd’hui la destination tunisienne est vendue à des prix relativement bas, c’est parce qu’elle s’appauvrit en beauté et souffre d’une dégradation inquiétante en matière de propreté (mais pas uniquement ça bien évidemment !). Le Congo Brazzaville, par exemple, agrège tourisme et environnement, le résultat est fabuleux, un pays très sobre !
« La valeur d’une idée dépend de son utilisation » – Thomas Edison
Pour récapituler, le ministère du Tourisme dans sa forme actuelle et avec les peu de prérogatives dont il dispose ne peut aller plus loin dans la gouvernance d’un secteur nécessitant une forte réactivité décisionnelle imposée par des bouleversements socioéconomiques de plus en plus fréquents et intenses aggravés par d’autres défis conjoncturels (crises, concurrence, technologie, etc.). Si les restructurations peinent à voir le jour, c’est en partie à cause cette lourdeur administrative qui suggère la consultation préalable d’une dizaine d’intervenants institutionnels ayant différentes attentes et marqués par des appréhensions divergentes de l’activité touristique.
La bonne gouvernance du tourisme, l’affaire des régions aussi !
En 2023, le nombre des communes classées « touristiques » a atteint les 57. Néanmoins, le seul exemple où on a pu identifier un responsable communal dédié entièrement au tourisme c’est à la commune de Kerkennah. En dehors des responsabilités, le développement de l’activité touristique devrait se faire idéalement par les territoires (régions, délégations ou communes), car ce sont eux qui connaissent les atouts, le potentiel mais surtout l’objectif derrière tel choix stratégique. Or, les territoires ont cédé, de nos jours, de telles responsabilités aux autorités centrales. Leur rôle de figurants dans les grandes réunions n’a pas permis de mettre en place une vision, une organisation et des objectifs personnalisés en termes de développement de tourisme.
La société civile, dépourvue de moyens, tente de temps à autre de secouer les responsables locaux mais loin d’être « la baguette magique » pour faire évoluer ce rituel. Malheureusement, la gouvernance régionale et locale du tourisme nous rappelle un certain proverbe persan : « A l’hôtel des décisions, les gens dorment bien ».
Si aujourd’hui le privé tente de créer des opportunités, les décisions relèvent certainement de la responsabilité des administrations (centrales, régionales) pour profiter d’une telle dynamique surtout que l’ensemble des programmes de coopération internationale qui s’exécutent actuellement dans le secteur et qui affichent une orientation explicite à développer les régions et considérer, par conséquent, le tourisme comme un vecteur d’atténuation des inégalités et de réduction de la pauvreté.
Migrer d’un modèle de développement enclavé dans des zones touristiques (un modèle qui a cartonné dans les années 60 et 70) vers un modèle territorial profitant aux locaux et ayant de forts effets induits sur les autres secteurs, nécessite, sans doute, un engagement vigoureux de la part des acteurs régionaux.
Finalement, parler de stratégies marketing, de projets et d’incitations aux investissements dans le secteur du tourisme sans, toutefois, moderniser le modèle de gouvernance du secteur peut présenter un facteur de risque considérable quant à l’échec de tels plans d’actions ou telles stratégies. Préparer le terrain favorable à toute restructuration ou changement nécessite deux préalables majeurs : agir sur la réglementation et revisiter le modèle de gouvernance.
M.K.
(*) Universitaire et expert en tourisme