Accueil A la une Lamia Kallel, professeur d’hépato-gastro-entérologie, Chef de service à l’hôpital Mahmoud-El Materi et membre du Cnom, à La Presse : « Continuer d’y croire malgré un secteur sous pression… »

Lamia Kallel, professeur d’hépato-gastro-entérologie, Chef de service à l’hôpital Mahmoud-El Materi et membre du Cnom, à La Presse : « Continuer d’y croire malgré un secteur sous pression… »

 

Elue en janvier 2023 membre du Conseil national de l’ordre des médecins de Tunisie, avec le plus grand nombre de voix, Dr Lamia Kallel aborde, au cours de cet entretien, l’épineux dossier de la réforme du secteur de la santé, qui doit être menée sur plusieurs années et suivant plusieurs étapes. Pour elle, ce secteur vital souffre de problèmes hérités du passé comme le sous-investissement, les déserts médicaux, la faillite des caisses d’assurance maladie, la longueur des listes d’attente, une infrastructure inadaptée et limitée… Ce qui nécessite un chantier énorme et un grand souffle car ces problèmes seront difficiles à résoudre rapidement, notamment dans un contexte macroéconomique plus incertain que jamais. Mais avec la persévérance, la confiance et les efforts, l’impossible n’existe pas et ce secteur pourrait se développer et retrouver ses lettres de noblesse.

Tout d’abord, il est important de lever l’ambiguïté sur un point : vous n’êtes pas élue en tant que présidente du Cnom ?

Non, je suis élue membre du Cnom mais avec le plus grand nombre de voix. Beaucoup croyaient que la présidence était en fonction du nombre de voix mais les élections se sont déroulées pour avoir huit nouveaux membres pour un mandat de deux ans. Quant à la répartition des tâches, elle aura lieu en interne bientôt.

C’est, en fait, une élection qui se passe à l’échelle nationale tous les deux ans pour renouveler la moitié du bureau du Cnom où il y a un renouvellement de 8 membres sur 16. Et depuis le 14 janvier 2023, je fais partie de 8 nouveaux membres élus. Il est vrai que j’ai eu le score le plus élevé, mais l’ordre, c’est un travail d’équipe, indépendamment des tâches où il va y avoir une assemblée pour le partage interne de ces tâches. Mais actuellement, je ne suis pas la présidente du Cnom.

Toutefois, il est important de souligner que parmi la nouveauté cette année, c’est qu’il y a eu beaucoup de candidates et il y a eu autant de femmes que d’hommes élues. En tout, nous serons 6 femmes parmi 16 membres pour les deux prochaines années (dont 4 sur les 8 nouveaux membres fraîchement élus), ce qui est une première. Et là, on constate une féminisation de la profession médicale. Cela est encore vrai dans les facultés de médecine où il y a plus de filles que de garçons.

Comment jugez-vous le taux de participation à ces élections ?

Il est vrai que le taux enregistré n’était pas à la hauteur de nos attentes. C’est pourquoi parmi les axes qui méritent d’être réformés et actualisés au sein du Cnom figure le mode d’élection qui reste ancien et attaché aux traditions des fameuses listes qui circulent en privé quelques jours avant le vote. Il va falloir travailler sur cette loi et actualiser le mode d’élection.

Comment ?

Personnellement, je suis pour un vote qui soit plus adapté à la démographie actuelle, étant donné qu’il existe des médecins un peu partout — dans tous les gouvernorats — alors que nous sommes 6 bureaux régionaux seulement. A titre d’exemple, les médecins qui sont à Kébili ou Tozeur se retrouvent obligés d’aller à Gafsa pour voter. Donc, il y a beaucoup de médecins qui doivent faire des centaines de kilomètres. Pour ce faire, ce système mérite d’être actualisé et modifié. On peut, par exemple, mettre en place un bureau de vote dans chaque gouvernorat, mais c’est une option coûteuse. Pour ce faire, à notre sens, il serait plus rentable et plus efficace de passer au numérique et au vote électronique, surtout qu’avec le Covid-19, on a appris à aller vers la digitalisation et l’informatisation à une vitesse supérieure. Ça peut se faire encore une fois. Et d’ailleurs, beaucoup de nos confrères ont demandé le changement vers le vote électronique depuis des années.

Une fois installés, les nouveaux membres du Cnom feront face à un chantier énorme de réformes. Par où commencer ?

Tout d’abord, il est important de souligner que le Conseil national de l’ordre des médecins est l’instance qui régit la profession et l’exercice de la médecine en Tunisie. Notre instance est aussi le garant du respect de l’éthique, de la déontologie… Elle veille au maintien des principes de moralité et elle est dotée d’un pouvoir public pour pouvoir être au service de la société et du citoyen. En un mot, c’est le régulateur de l’exercice médical dans notre pays et elle a aussi des prérogatives en termes de conseils (accès à la santé, stratégie à mettre en place,…) avec toutes les parties prenantes.

Pour les chantiers, la liste est très longue. Certains ont déjà été lancés et d’autres méritent de l’être. Il y a des axes qui concernent le fonctionnement de l’ordre et d’autres qui concernent les prérogatives. A titre d’exemple, il existe beaucoup de textes juridiques qui régissent l’exercice de la médecine dont certains devraient voir le jour et d’autres devraient être révisés à l’instar de la loi 91-21 qui régit l’exercice de la médecine, le code de déontologie, les textes qui sont spécifiques à l’application de la télémédecine, les textes sur la responsabilité médicale, les textes concernant la réforme des études médicales qui a abouti à des statuts différents entre médecine générale, médecine de famille… Donc, sur le plan juridique, on constate un train de chantiers. Il y a aussi l’activité propre du Conseil avec notamment le développement du mode de communication. Nous pensons qu’il est temps de mettre en place une structure qui s’occupe des médias vu l’obligation et la nécessité d’aller vers la communication. Il est vrai qu’en médecine, on a appris à travailler en silence, loin de la lumière, mais maintenant, nous pensons qu’il faut aller plus vers la communication avec tous les moyens possibles, aussi bien pour les médecins dont le nombre dépasse les 27 mille (presque 28 mille) inscrits au Cnom que pour le citoyen. Cette nécessité s’explique par le fait que l’ordre est et restera le garant des principes de moralité, de déontologie, des éthiques…et c’est lui qui est au centre du système de la santé. Donc, l’ordre est là pour servir l’intérêt de la profession médicale au profit des citoyens et de la société. Ceci est encore vrai à l’heure où on constate une forte interaction avec le citoyen et avec la société sous certains axes, en fonction de la conjoncture, des nouveautés… Donc, il est indispensable de mettre en place une unité médias mais aussi juridique au sein du Cnom.

Et qu’en est-il

de la responsabilité médicale ?

Il y a une loi qui est en cours de préparation au sein du ministère de la Santé par rapport à la responsabilité médicale. En effet, le citoyen pourrait en faire les frais. C’est une vérité par rapport à tout ce qui se passe actuellement avec l’augmentation de l’espérance de vie, avec le développement des techniques chirurgicales, de l’arsenal thérapeutique… Aussi, il y a plus d’actes et plus de risques d’avoir des complications et donc un dommage corporel qui devrait être dédommagé. Mais cela doit se passer dans la dignité.

Pour ce faire, actuellement, les textes qui existent sont des textes de droit commun et on attend vivement qu’il y ait une boîte qui cadre cette responsabilité spécifique à l’exercice médical. Comme c’est le cas d’ailleurs dans les pays développés ; ce sont en fait des lois spécifiques à l’exercice médical qui préservent la dignité des médecins, qui encouragent les médecins à croire dans le système de santé et dans le système judiciaire et à travailler dans la sérénité et dans la confiance… C’est aussi l’un des axes qui permet de faire évoluer cet exercice.

Cette même loi protège-t-elle les médecins contre les différentes agressions ?

Ceci représente un autre grand problème en Tunisie qui est l’une des causes de la fuite des cerveaux. Nos jeunes médecins sont en train de partir, entre autres, à cause de cette violence verbale et physique. C’est un problème et un phénomène récurrent de société qu’on voit au quotidien. Ce fléau de société impacte directement l’exercice médical, surtout en ce qui concerne la relation entre le médecin et le patient.

Tout le corps médical comprend cette agressivité et cette violence, mais il faut gérer ce problème avec une communication fluide, respectueuse et efficace pour assurer le changement de ce comportement. Pour ce faire, on a plaidé pour la mise en place d’une structure de communication avec le citoyen, une mesure qui doit être accompagnée d’une série de lois capables de protéger le médecin et la blouse blanche en général comme c’est le cas, par exemple, dans les pays du Golfe où on trouve des mentions particulières et des lois spécifiques qui pénalisent le citoyen si jamais il y a une agression contre un médecin ou contre le personnel de la santé, que ce soit dans les unités publiques ou privées. C’est aussi une culture qui doit être changée avec le temps pour le bien de l’exercice médical. Car qu’on le veuille ou pas, il existe un problème de sécurité et aujourd’hui, le médecin est incarcéré.

Donc, les textes sur la responsabilité médicale, sur la protection et la sécurité de l’exercice médical dans les structures publiques et privées font partie des axes sur lesquels on travaille toujours pour pouvoir arrêter la fuite des cerveaux à l’heure où on ne cesse de constater des chiffres ahurissants puisqu’entre 500 et 1.000 départs par an sont enregistrés durant ces dernières années.

Comment comptez-vous arrêter

cette hémorragie ?

En effet, outre les avantages financiers présentés à l’étranger, la plupart des médecins quittent le pays à cause du harcèlement moral et professionnel qui touche un nombre important de médecins. L’insécurité dans les hôpitaux au cours de leur cursus professionnel est aussi une raison importante de départ. Il y a aussi la situation sociopolitique et économique difficile du pays. Néanmoins, la cause principale qui pousse les médecins tunisiens à partir demeure les conditions de travail très difficiles et inadaptées avec les exigences des règles de bonnes pratiques. Ils dénoncent un manque de moyens et des heures de travail interminables.

Mais il ne faut pas oublier qu’en Tunisie, on a des acquis en termes de santé publique et même à l’échelle africaine, car notre pays a fait un grand pas et a réussi à mettre en place un système de santé qui n’existe pas dans d’autres pays avec des structures adéquates, un savoir-faire reconnu à l’échelle mondiale, outre le potentiel humain. Et malgré des moyens limités, on continue toujours à former des médecins et des blouses blanches.

Mais on constate toujours des problèmes et des insuffisances en ce qui concerne les moyens matériels. Il est vrai que nous avons créé de nouvelles structures, mais il existe toujours des services qui méritent d’être rénovés et qui nécessitent une maintenance… Il y a aussi un problème de budgétisation. C’est une réalité et le ministère a besoin d’une enveloppe spécifique pour avancer dans ce chantier de taille, ce qui n’est pas évident avec ces conditions économiques difficiles. Et là, un effort particulier est fortement sollicité, surtout à l’échelle locale. Ces éléments nécessaires doivent être améliorés pour maintenir et retenir les jeunes médecins.

Sur un autre plan, les médecins ont besoin d’être formés par des universitaires. Mais ces derniers sont de moins en moins nombreux avec cette tendance de fuite vers le privé et l’étranger. Autre exemple, il n’y a plus de médecins réanimateurs dans le public alors qu’ils sont plus nombreux dans le secteur privé. Dans l’absolu, ils sont peu nombreux puisque 50% sont partis à l’étranger et le reste exerce dans le secteur privé. D’où la nécessité à ce niveau-là d’un partenariat public-privé pour combler ce vide et surtout de s’organiser.

Pour mettre un terme à ce fléau, des réunions se sont amorcées depuis l’année dernière entre l’ordre et le ministère de tutelle ainsi que d’autres structures responsables. Ce combat nécessite la motivation des gens, une grande volonté et une détermination solide.

Certains médecins ayant émigré envisageraient un retour en Tunisie, si les conditions nécessaires étaient réunies. L’une des conditions majeures requises est le droit de travailler en temps partagé avec l’étranger. Qu’en pensez-vous ?

Nous sommes à l’heure de la mondialisation. Théoriquement, on peut être, aujourd’hui, en Tunisie, et demain au Sénégal, au Canada ou en Allemagne… Nous sommes capables de le faire avec une médecine de qualité. Avec les compétences que nous avons, ça ne nous empêche pas de travailler par-ci et par-là, dans les deux sens. Pour ce faire, on a besoin de diversifier le mode d’exercice en Tunisie car ces jeunes médecins souhaitent pouvoir garder un pied à l’étranger pour entretenir leurs expertises dans des sous-spécialités médicales indisponibles en Tunisie, telle la chirurgie robotique… Garder un pied à l’étranger leur permet aussi d’améliorer leurs salaires qui sont très modestes en Tunisie.

Pour toutes ces raisons, il faut s’ouvrir sur de nouveaux modes d’exercice, avec de nouveaux aspects de fiscalité pour pouvoir retenir les jeunes médecins et faire revenir ceux qui sont à l’étranger

Le ministère se penche aussi sur la finalisation des textes juridiques relatifs au décret N° 2019-341, qui détermine le régime des études et les conditions d’obtention des diplômes d’études en médecine. Où en sommes-nous ?

Il faut régulariser et résoudre ce problème. En effet, l’objectif derrière cette mesure est d’unifier le cadre juridique organisant le métier de médecin de première ligne en plus de la loi de la responsabilité médicale et les droits des malades. Il y a eu une réforme du cursus universitaire du médecin pour être, encore une fois, dans l’esprit de la mondialisation et pour que nos médecins puissent travailler à l’étranger. Il fallait que le cursus universitaire soit comparable entre un étudiant qui fait son cursus universitaire au Canada, en Europe, ou en Tunisie.

Le problème est qu’on s’est retrouvé avec des médecins, des omnipraticiens, des médecins de première ligne mais qui ont des qualifications différentes ; il y a des médecins généralistes, il y a les médecins de famille et il y a aussi le médecin spécialiste en médecine de famille. Finalement, il y a trois dénominations différentes pour des prérogatives et des services comparables pour le citoyen, qui est le fait d’être un médecin de première ligne sur lequel compte la santé publique dans notre pays. Et c’est grâce à cette première ligne que notre système a permis de se mettre en place.

Maintenant, il faut trouver une formule de passage entre un titre et l’autre, d’une manière efficace capable de protéger la dignité du médecin et surtout les générations les plus anciennes qui ont participé à la formation de nouveaux médecins spécialistes en médecine de famille. Cela doit se faire d’une manière multipartite entre le ministère de la Santé, celui de l’Enseignement supérieur et évidemment les instances qui régularisent la profession ainsi que le syndicat.

Donc, l’idée principale c’est la réhabilitation de la médecine générale et le renforcement de la première ligne par une formation spécifique. Et donc, la révision dudit arrêté fixant les conditions et les règles de reconnaissance de la qualification des médecins est une urgence légale.

Finalement, mais pas moins important, en Tunisie, plusieurs initiatives de télémédecine ont vu le jour. Y a-t-il des nouveautés à ce propos ?

En 2022, un premier décret a vu le jour pour détailler le mode d’exercice de la télémédecine. Maintenant, on attend les textes d’application et les circulaires ainsi que les arrêtés. Certes, ce chantier ne peut pas se faire du jour au lendemain, il faut commencer et procéder doucement, étape par étape, mais avec des pas solides. Car cet outil est aussi l’une des solutions permettant d’améliorer l’équité en termes de répartition d’accès aux soins, surtout dans les régions.

La télémédecine est sans doute un atout majeur pour tout gouvernement souhaitant améliorer son secteur de santé, tant d’un point de vue purement médical qu’économique. Son développement pourrait représenter la solution miracle pour garantir un accès aux soins là où la pénurie en médecins se manifeste le plus, et là où il y aura en même temps une augmentation de la demande de soins, du moins dans les spécialités vitales telles que la cardiologie, la radiologie ainsi que les spécialités de prévention telles que la dermatologie et la médecine scolaire.

L’autre axe qui est en cours est l’informatisation de la médecine publique qui prend actuellement beaucoup d’avance. Il y a eu une accélération durant ces deux dernières années, c’est une réalité. Bien qu’on ait eu un peu de matériel, on a constaté beaucoup d’effort de la part des équipes jeunes qui se sont lancés dans ce projet et aujourd’hui on a un service 100% informatisé ; dossiers médicaux informatisés grâce à la plateforme du centre informatique qu’on utilise à pleine vitesse actuellement, en plus d’un système d’envoi des rendez-vous par SMS qui est aussi en vigueur. C’est en fait une étape nécessaire pour pouvoir aller de l’avant, pour renflouer les caisses des hôpitaux, pour une meilleure transparence, une meilleure justice par rapport à l’accès au rendez-vous pour le citoyen…

Maintenant, on a besoin d’améliorer l’accès à la maintenance à l’échelle locale dans les hôpitaux. Et malgré un système de santé sous pression, il suffit de continuer d’y croire. Il est de notre devoir d’essayer de tirer vers le haut, de participer à la formation des futures générations, de leur préparer le terrain… La continuité des choses fait partie de notre devoir vis-à-vis de la patrie. La Tunisie va s’en sortir malgré tout, grâce à ses ressources humaines mais grâce aussi à la femme tunisienne.

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