L’économiste affirme qu’après la crise Covid, le déficit primaire qui traduit les choix discrétionnaires du gouvernement a doublé par rapport aux années précédentes. Cette position fiscal-stance négative structurelle et importante s’explique, selon Rajhi, par la hausse du train de vie de l’Etat, laquelle hausse a conduit au surendettement de l’Etat.
Prenant part à la table ronde qui a été organisée vendredi 27 janvier, par le Laboratoire d’intégration économique internationale (Liei), sur le thème “La LF 2023 et les réformes économiques, objet de l’accord avec le FMI”, l’économiste Taoufik Rajhi a axé son intervention sur la politique budgétaire sous-jacente à la loi de finances 2023. L’ancien ministre chargé des grandes réformes a, en somme, souligné que la Tunisie est en train de “se positionner dans une politique budgétaire déficitaire structurellement”, qui tend à développer une politique d’endettement, qui n’a pas un effet d’entraînement positif sur l’ensemble de l’économie et qui exerce, de surcroît, un effet d’éviction sans précédent sur le secteur privé, sans qu’il y ait en contrepartie “un engagement réel” dans les réformes.
Quelle politique budgétaire sous-jacente ?
Pour étayer ce constat, l’économiste a évoqué quatre points qui expliquent les tendances de la politique budgétaire en Tunisie. Tout d’abord, il a évoqué l’absence de règles institutionnalisées qui cadrent la politique budgétaire du gouvernement, en termes de déficit budgétaire, croissance… “Il n’y a pas de règles d’or inscrites dans la constitution, il n’y a pas de règles pour la politique budgétaire de la Tunisie. […] Le gouvernement peut faire ce qu’il souhaite sans se conformer à un cadre réglementaire qui permet de rationaliser le budget et cadrer la politique budgétaire et qui empêche les politiciens de faire ce qu’ils souhaitent”, a-t-il précisé. Selon Rajhi, la dépendance des stabilisateurs automatiques de la conjoncture internationale crée, également, un effet négatif sur la politique budgétaire. “En Tunisie, nous avons des amplificateurs, on n’a pas de stabilisateurs automatiques. Nous avons des amplificateurs automatiques rigides qui sont liés à la conjoncture internationale. Lorsque le prix du pétrole augmente, le budget s’amplifie”, a-t-il argumenté.
Le troisième élément déterminant de la politique budgétaire sous-jacente, c’est le fiscal-stance (la position budgétaire de la Tunisie) qui est déterminé à partir du solde primaire. Le professeur a expliqué en ce sens que le déficit structurel peut être affaissé par le solde primaire. Or, après la crise Covid, le solde primaire qui “traduit les choix discrétionnaires du gouvernement” a doublé par rapport aux années précédentes (il était presque nul en 2019). “On a une position fiscal-stance négative, structurelle et très importante”, fait-il savoir. Cette situation s’explique, selon l’économiste, par le train de vie de l’Etat qu’on n’arrive pas à couvrir par les propres recettes et qui a conduit au développement d’une politique d’endettement. “Le train de vie de l’Etat est supérieur à ses capacités structurellement, cela veut dire qu’on est en train de développer une politique d’endettement”, a-t-il affirmé.
Un endettement intérieur sans précédent
De fil en aiguille, l’ancien ministre Rajhi, a expliqué que cette politique d’endettement, qui repose beaucoup sur l’endettement intérieur, nuit gravement à la capacité d’investissement et de financement du secteur privé. En effet, il a indiqué qu’après la crise Covid, les emprunts sur le marché intérieur ont atteint des seuils sans précédent en Tunisie aux alentours de 10 milliards de dinars. “Avant la crise Covid, la moyenne des emprunts intérieurs était de 2 milliards de dinars. Maintenant, on est en train de solliciter le marché financier intérieur aux alentours de 8 à 10 milliards. C’est immense, sur les quatre dernières années (2020, 2021, 2022, 2023), on a emprunté 75 milliards de dinars, dont 35 milliards sur le marché intérieur, soit l’équivalent des emprunts des 15 dernières années.
Le corollaire de tout ça, c’est qu’on a un effet d’éviction très important en Tunisie qui est en train de jouer un rôle négatif sur les capacités d’investissement et de financement du secteur privé qui provient de cette fiscal-stance négative”, a-t-il poursuivi. Il a, par ailleurs, ajouté qu’outre le recours à l’endettement intérieur, les besoins en financement sont également comblés, en partie par le seigneuriage. Selon Rajhi, l’absence d’effet multiplicateur est le quatrième élément qui explique la politique budgétaire sous-jacente. Avec un faible budget d’investissement public qui avoisine celui de l’année 2010, il y a un affaiblissement des multiplicateurs d’infrastructure et des dépenses publiques. “L’Etat ne joue plus son rôle de locomotive de croissance”, a-t-il conclu.
Les réformes trébuchent
Evoquant les réformes structurelles négociées avec le FMI, l’économiste a fait savoir qu’il s’agit pour la plupart de “réformes inachevées”. Rajhi a considéré que le lancement d’un programme de départ à la retraite anticipée est une erreur fondamentale puisqu’il s’agit d’un projet à “somme nulle”, qui ne permet pas de dégager des économies au niveau du budget, expliquant, dans le même contexte que le programme qui a été réalisé en 2018 “traduisait un engagement moral de l’Etat qui a décidé, alors, d’augmenter l’âge de départ à la retraite”. “Je considère que c’est une aberration complète de la part du gouvernement, parce que ce programme n’a aucun impact sur la masse salariale, à moins qu’il soit utilisé —comme c’est le cas au Maroc— comme solution au problème de rajeunissement de la fonction publique”, a-t-il ajouté.
Au sujet de la CSS qui a été ramenée à 0,5% (au lieu de 1%) selon les dispositions de la LF 2023, Rajhi a souligné que le gouvernement se trompe d’objectifs en misant sur cette mesure en tant qu’instrument d’augmentation salariale, car, selon lui, la CSS est une composante importante pour le système de sécurité sociale et a permis “en grande partie d’équilibrer le déficit de la Cnrps”.
S’agissant des entreprises publiques, l’économiste a fait savoir que “le grand problème de la Tunisie n’est pas la privatisation, mais c’est la capitalisation”. Rajhi a indiqué que la plupart des entreprises publiques souffrent d’un problème de capitalisation (alors que l’Etat n’a pas les ressources nécessaires pour ce faire), mais aussi de gouvernance que plusieurs intervenants, “y compris l’administration”, ne cherchent pas forcément à résoudre faisant montre de “réticence énorme quant à l’amélioration et la modernisation des entreprises publiques”.
En l’absence de réformes, les dettes sociales qui ont atteint 5 milliards de dinars en 2021, impactent fortement les services publics de la Cnam et de santé. L’intervenant a proposé, en ce sens, de créer une caisse d’amortissement de la dette sociale pour la faire sortir du système. “On a besoin d’éponger cette dette pour alléger les comptes des différentes structures et améliorer les services de santé”, a-t-il précisé.
Enfin, pour Rajhi, la réforme fiscale constitue un élément positif de la loi de finances 2023. L’harmonisation de la TVA, un projet qui peine à voir le jour depuis plusieurs années, ainsi que la réforme liée au régime forfaitaire (le fait de faire passer plusieurs activités au régime réel) sont l’apport positif de cette loi; selon l’économiste.