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Transformation digitale : La Tunisie fait face à une forte résistance au changement numérique

 

Plusieurs barrières techniques, administratives et légales sont autant de freins à l’émergence d’une Tunisie 2.0. Et les lois entourant le digital sont encore peu opérationnelles et contiennent encore des pièges laissant libre cours aux interprétations. Ceci conduit les administratifs à recourir aux vieilles méthodes et à retarder le déploiement des e-services nécessaires à la simplification de la vie des Tunisiens.

Dans sa récente étude sur « La transition numérique en Tunisie à l’horizon 2050 : vision et manœuvre stratégique », l’Institut tunisien des études stratégiques (Ites) est revenu sur le rôle joué par l’administration publique dans ce secteur et les problèmes de gouvernance politique, tout en affirmant que les gouvernements ont besoin de soutenir la résilience et d’améliorer le climat d’investissement pour donner à ce secteur la place qui lui sied dans l’économie nationale.

En effet, dans un contexte mondial et national très compétitif et variable, le développement des infrastructures, des compétences et l’entrepreneuriat numérique sont des conditions essentielles au développement d’une économie numérique robuste. Ainsi, la fiscalité numérique, la politique fiscale et les investissements du secteur privé, dans des domaines tels que l’infrastructure et les services numériques, les services financiers numériques, l’écosystème des données (infrastructure, réglementations sur la protection des données et régimes de confidentialité et d’autres réformes politiques sont nécessaires à la transformation digitale.

Six variables ayant impact

Dans ce cadre, l’Ites estime que six variables ont un impact sur la digitalisation du gouvernement et de l’administration publique. Il s’agit de la volonté politique, de la digitalisation de l’administration publique, du e-gouvernement, de la réglementation du digital, de la planification stratégique de la digitalisation et de la fiscalité des produits digitaux.

En ce qui concerne le manque de volonté politique, l’étude indique que le déploiement du numérique nécessite une volonté politique et un leadership de haut niveau à l’heure où la transition politique du pays en Tunisie, durant la dernière décennie, n’a pas mis la transition digitale au cœur de ses préoccupations et ceci s’est répercuté sur les évolutions du projet de transformation digitale.

Par ailleurs, la Tunisie fait toujours face à une forte résistance au changement numérique et aux réformes en général, émanant de plusieurs cercles de l’administration et des institutions étatiques. Le manque de cohérence dans les institutions a des effets négatifs sur le pays. Cela a également un impact sur la numérisation et les activités de transition vers la transformation numérique du pays.

Une digitalisation de l’administration à la traîne

Malgré les opportunités de modernisation des services publics et de récolte des bénéfices de la digitalisation dans le secteur public, la Tunisie accuse un retard significatif. Les services électroniques sont rares et peu développés. Les sites Web des administrations publiques sont la plupart du temps statiques et incluent peu de fonctionnalités. Il y a aussi un manque de politiques pour permettre la construction d’infrastructures avancées et la mise en place de services en ligne permettant aux citoyens d’interagir et de partager leurs connaissances, leurs expériences et leurs domaines d’intérêt.

Cependant, ajoute la même source, la numérisation des services publics et des administrations publiques s’est accélérée depuis 2018, étant donné que la nouvelle stratégie tunisienne de l’e-gouvernement comprend l’adaptation des infrastructures, la promotion de projets transversaux et la promotion de nouvelles applications pour les services publics.

Commençant par l’inscription en ligne des cycles du primaire et du secondaire qui est devenue obligatoire depuis 2018, et ce, dans le but d’initier et d’engager les citoyens dans le processus du digital. Par la suite, en 2018, la Poste tunisienne a collaboré avec le ministère de l’Enseignement supérieur pour le lancement de la carte électronique intelligente faisant office de carte bancaire. Cette carte avait pour but de faciliter la vie aux jeunes étudiants en permettant les paiements en ligne et les retraits auprès des distributeurs de banque. Également, il y a eu le lancement, au dernier trimestre de 2019, de la carte vitale « Labes ». Cette carte vitale a pour objectif de faciliter les différentes démarches auprès de la Caisse nationale d’assurance maladie (Cnam).

Dans le cas des infrastructures, 760 sites Web des administrations nationales et 980 sites Web des administrations locales sont en cours de construction/révision (depuis fin 2019) et un cloud national est en cours de construction pour héberger les bases de données et les données des citoyens.

Plusieurs projets transversaux sont également en cours de développement. Le premier projet est l’identifiant électronique unique pour relier les citoyens individuels à tous les services publics, qui est le projet le plus important et le plus transformateur. Alors que les citoyens disposent de plusieurs identifiants selon le ministère concerné, ce projet permettra à chacun de disposer d’un identifiant unique qui perdurera de la naissance jusqu’à 30 ans après la mort. Tous les cycles de vie seront couverts. Le second projet Madaniya vise à numériser tous les documents d’état civil. Le troisième est Tuneps, qui a été mis en œuvre et est utilisé pour faciliter la publication et la soumission des appels d’offres publics. D’autres projets structurants sont en révision ou en cours de réalisation (78 projets).

Une lente progression de l’e-gouvernement

En dépit d’importants progrès liés à l’e-gouvernance et à la mise en place de nouvelles lois et réglementations, la Tunisie n’a pas atteint un niveau critique d’e-gouvernement. Les engagements de la Tunisie au sein du partenariat Open-GOV se sont traduits par plus d’un millier d’ensembles de données ouvertes et les initiatives d’open gov favorisent la transparence et la création de start-up.

Mais malgré l’existence de plusieurs initiatives mineures de digitalisation au niveau des différents services administratifs et ministériels (RNE, MTC, Mipme, etc.), il n’existe pas de stratégie ou de plan national qui régit les efforts menés. Pourtant, la Tunisie regorge d’entreprises Ssii qui ont mené avec succès des projets de E-Gouvernement dans plusieurs marchés internationaux (Europe, Moyen-Orient et Afrique subsaharienne).

La mise en œuvre du projet e-gouvernement dépend en grande partie de la fluidité du processus législatif. Les défis sont la réforme administrative (administration excessive), la perception des services rendus par les citoyens et la capacité à faire face à la faiblesse du suivi et de l’évaluation alors que l’enjeu actuel c’est l’interopérabilité.

La Tunisie progresse donc dans l’e-gouvernement selon les indices internationaux. Elle se situe à un niveau assez élevé de l’indice de développement de l’administration en ligne (Egdi) qui a atteint 0,6526 en 2020, et qui se situe bien au-dessus de la moyenne mondiale qui se situe autour de 0,5987. L’indice e-Participation Index est de 0,6905 en 2020, ce qui est supérieur à la moyenne mondiale qui s’élève à 0,5677 en 2020. En 2016, la Tunisie se place au 66e rang avec un taux global d’ouverture des données d’environ 22%. L’orientation stratégique e-Gov propose des indicateurs de performance relatifs à l’activité en ligne de l’administration tunisienne.

Quelle réglementation du digital ?

Le développement des technologies de l’information et de la communication a entraîné l’adoption de nouveaux procédés techniques (commerce électronique, nouveaux types de contrats – smart contracts, société numérique, décentralisation du travail, etc.) permettant la circulation d’une masse gigantesque de données. Ces nouvelles innovations numériques, souvent immatérielles, gardent toujours « un coup d’avance » sur les règles juridiques. Cependant, ces innovations technologiques ont impérativement besoin d’un cadre juridique et réglementaire bien défini pour pouvoir prospérer en toute sécurité. Le rôle d’un cadre réglementaire n’est pas donc d’avancer ou de contrôler cette innovation mais plutôt de la comprendre, de l’accompagner et de la protéger contre toutes formes de nuisances en mettant en place un code d’éthique adapté aux valeurs sociétales et humaines.

La Tunisie a déjà mis en place des mesures en matière de modernisation du cadre légal et réglementaire des télécommunications, telles que la création de l’Autorité nationale des télécommunications et de l’Agence nationale des fréquences. La première vise la régularisation de l’interconnexion et des litiges entre opérateurs et la seconde gère le spectre radio. Depuis plusieurs années, la Tunisie accélère son arsenal juridique afin de promouvoir les technologies numériques et la digitalisation de l’économie.

Depuis 2011, la numérisation est considérée comme l’un des principaux moteurs du changement et de la promotion des libertés en Tunisie. Plusieurs lois et actes ont été adoptés et le Covid-19 et le confinement du mois de mars 2020 ont clairement montré que plusieurs réformes sont encore nécessaires pour mieux profiter de la digitalisation.

Néanmoins, le législateur ne semble plus comprendre les enjeux juridiques nouveaux auxquels fait face notre nouvelle société numérique. Le législateur réagit souvent en adaptant d’anciennes lois à de nouveaux contextes ou/et en inventant des astuces légales pour se protéger et encadrer l’activité humaine sans réellement comprendre le point de vue technologique de la situation. Dans les textes de lois, il y a toujours des flous qui remettent en cause toute avancée. Dès lors, de nombreuses institutions préfèrent revenir aux anciennes dispositions et développent une méfiance à l’égard des avancées numériques (signature numérique ou le contrat dématérialisé). La pratique de la télécopie reste encore dominante dans nos administrations et cela témoigne encore de cette méfiance juridique.

Des objectifs non atteints

La transformation numérique nécessite le développement d’une stratégie nationale de l’offshoring et d’innovation ainsi qu’un environnement légal et réglementaire, une politique de formation et de développement des compétences et une culture de confiance dans le numérique. Les autorités tunisiennes ont élaboré plusieurs plans stratégiques nationaux. Mais ces plans sont souvent peu exécutés et leurs réalisations en deçà des attentes.

A titre d’exemple, le Plan national stratégique (PNS) «Tunisie Digitale 2020 » a souffert d’une gouvernance complexe, en raison notamment de l’absence de clarification des rôles et des responsabilités des différentes parties prenantes ainsi que de l’inexistence d’un leadership fédérateur. Ceci a conduit à un faible taux de réalisation des projets qui y ont été inscrits.

Le PNS s’articule autour des quatre axes suivants : l’infrastructure, la e-Gov, le e-business et la mise en place de « Smart Tunisia ». Le PNS a été doté d’un budget de 5,5 milliards de dinars pour la période 2014-2020. L’objectif de cette stratégie était de faire de la Tunisie un hub numérique international et de promouvoir les TIC comme un levier essentiel pour le développement socioéconomique du pays. Cependant, cette stratégie n’a pas pu atteindre tous les objectifs. Sur plus de 72 grands projets programmés dans le cadre de la stratégie Tunisie numérique 2020, seuls 5% ont été réalisés.

Autre exemple, la stratégie nationale « Smart Gov 2020 » a été adoptée en 2016 avec l’appui de l’Ocde. Trois plateformes gouvernementales numériques de participation citoyenne sont désormais mises en place dont l’objectif central est de faciliter l’accès du citoyen à l’administration et d’impliquer davantage les usagers dans le processus du développement du gouvernement digital et ouvert (e-people, e-participation, législation.tn). Bien que leur mise en place constitue en soi une avancée, qui est tout de même saluée par les experts, notamment de l’Ocde, ces plateformes demeurent très peu utilisées par les citoyens et, par conséquent, sous-alimentées en informations qui assurent leurs perpétuelles améliorations.

Compte tenu des retards dans les réalisations du PNS, la Tunisie s’est dotée d’un nouveau plan «Tunisie numérique 2025 ». Ce nouveau plan vise à réduire la fracture numérique, favoriser la numérisation de l’éducation, réaliser la transition vers l’e-administration, soutenir l’entrepreneuriat et l’innovation et la mise en œuvre de la stratégie nationale de cybersécurité et le renforcement de la souveraineté numérique.

Un manque de fiscalité des produits digitaux

La Tunisie a introduit, dans le cadre de la Loi de finances pour l’année 2020, une taxe sur les services numériques inspirée de la taxe française, dite taxe Gafa, afin de taxer les sociétés étrangères qui fournissent des services numériques consommés en Tunisie. L’article 27 de ladite loi de finances précise qu’une redevance fixée au taux de 3% doit être appliquée sur le chiffre d’affaires généré des ventes des applications informatiques et services réalisés par le réseau internet. Il serait important d’examiner la mise en œuvre effective de cette loi.

A ce stade, aucune définition précise des services réalisés par internet qui vont être taxés n’a été donnée. Le champ d’application semble trop vague pour les ventes des applications informatiques. Le projet de loi de finances 2021 publié en octobre 2020 n’a pas apporté plus d’éclaircissements quant à l’application de cette nouvelle taxe en Tunisie qui a été largement commentée et débattue, compte tenu de la difficulté de son application et de l’impact négatif sur les investissements en Tunisie.

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