Par Ridha ZAHROUNI*
Tout d’abord, il me faut reconnaître que je ne suis ni expert, ni référence dans le domaine de la migration, et je n’ai aucune compétence à faire valoir lorsqu’il s’agit de traiter un phénomène aussi sensible et délicat sur tous ses aspects avec tous ses enjeux. Toutefois, lorsqu’elle devient source de préoccupation, voire d’inquiétude et origine de plusieurs drames, de nos concitoyens et de nos concitoyennes, et outre ses aspects rigoureux, statistiques, sécuritaires, sociaux et académiques, j’estime que la migration devrait être appréhendée d’une façon philosophique, voire émotionnelle, avec une vision que j’espère à la fois pragmatique, rationnelle et à la portée de tout le monde.
La migration chez nous, quelle soit régulière ou clandestine, fait partie aujourd’hui des principaux tracas de notre quotidien. Tous les âges, toutes les catégories sociales, tous les niveaux d’instruction et toutes les régions du pays sont concernés. Des jeunes, des moins jeunes et des adolescents, des hommes, des femmes et même des familles entières, des riches et des pauvres, qu’ils soient originaires du nord du pays ou du sud, de l’est ou de l’ouest, tous espèrent partir à l’étranger et quitter leur mère partie. Des centaines de milliers ont réussi, d’autres ont échoué et plusieurs autres attendent le bon moment pour partir. Mais tous, ou presque, agissent sous la contrainte, ils espèrent par cet ultime acte quitter une réalité devenue amère et insupportable pour eux et chez eux. Plusieurs misent leur propre vie, en espérant trouver ailleurs un avenir rassurant et une vie meilleure qui les compenserait des dommages subis, des risques pris et des déceptions vécues.
Pour la société tunisienne, la migration irrégulière ou clandestine, réussie ou avortée, est à l’origine de drames et de souffrances que doivent endurer plusieurs de nos familles. Un voyage vers l’inconnu, pour ne pas dire vers l’enfer, qui se caractérise par la diversification des profils des migrants et une implication croissante de différentes catégories socioprofessionnelles. Des familles qui s’impliquent pour mettre en œuvre de vrais «projets de migration» et pour les financer, des sommes énormes réclamées par les organisateurs et les passeurs. Un phénomène qui fait développer des réseaux de passeurs de clandestins qui n’hésitent devant rien, toujours prêts pour exploiter le désespoir des migrants et pour mettre leur vie en péril, l’essentiel pour eux est de tirer le maximum de profit.
Alors que dans un passé à la fois proche et lointain, les parents investissaient dans l’éducation de leur progéniture, le système éducatif était pour eux le garant de la justice sociale et l’école publique était l’ascenseur social qui offrait à tous les enfants du pays les mêmes chances de réussite dans la vie. Aujourd’hui, nous avons une école qui tombe en ruine, une école qui favorise et instruit les riches et qui met à la rue les enfants des familles démunies et des régions défavorisées et oubliées. Cette réalité de notre école, à la fois angoissante, amère et désespérante, fait que l’option migratoire devient, désormais, une alternative plausible, envisageable, et des fois, seule perspective sensée pour une catégorie éperdue de la société tunisienne.
Sur un autre plan, le phénomène de la «fuite des cerveaux» prend des proportions plus qu’inquiétantes sur tous les plans. Plusieurs milliers de nos compétences hautement qualifiées choisissent l’étranger pour faire carrière. Médecins, ingénieurs, informaticiens, professeurs, chercheurs, enseignants et autres profils, tous formés en Tunisie, estiment que leur avenir serait plus confortable sous d’autres cieux. Même nos jeunes parmi les lauréats du bac, et en l’absence de débouchés dans leur pays d’origine, la Tunisie, sont poussés chaque année à focaliser leur attention sur l’étranger. Une fuite qui traduit tout simplement l’incapacité de nos gouvernants, voire leur incompétence, à mettre en œuvre un environnement favorable et approprié qui devrait rassurer tout ce monde sur son avenir, en offrant des conditions d’épanouissement qui se rapprochent de celles observées ailleurs. Une grande déception ressentie après le souffle de l’élan d’espoir au lendemain du 14 janvier 2011. En effet, il n’a pas fallu beaucoup de temps pour eux pour se faire convaincre que la Tunisie va de mal en pis et qu’elle est plus que jamais bloquée et bloquante, par une instabilité politique suffocante et un climat social liberticide étouffant, par une gouvernance hors temps et hors sol, par de fausses promesses à effets d’annonces démesurés, par une corruption incurable et une bureaucratie à la fois stressante et fatigante. Néanmoins, il faut noter que les motifs financiers figurent parmi les principales raisons qui poussent nos compétences à s’exiler pour faire leur vie ailleurs. Et outre ses effets socio-émotionnels, l’exode de nos cerveaux est considéré comme un rendement négatif de notre système éducatif et économique, une partie des investissements consacrés par la Tunisie au secteur profite au pays de destination, alors que nous avons besoin de cette main-d’œuvre qualifiée pour nos entreprises. Donc, moins d’opportunités pour l’investissement étranger chez nous et un ralentissement des activités qui nécessitent un niveau élevé de qualification et de compétence.
Pour lutter contre la migration clandestine, on pourrait mettre en avant les mesures courantes comme le renforcement des contrôles sur les frontières et la coopération avec les pays de la rive nord de la Méditerranée. Pour motiver nos cerveaux à rester chez eux pour servir leur mère patrie ou pour les convaincre de revenir dans leur pays une fois leur formation ou qualification à l’étranger achevée, on pourrait envisager la mise en place de diverses incitations pour encourager les investissements étrangers générateurs d’emplois dans différents secteurs d’activités (agriculture, industrie, tourisme, etc.) à venir s’installer en Tunisie ou pour guider nos cadres et les soutenir dans leur recherche d’une situation qui réponde à leurs ambitions. Néanmoins, de telles annonces et de tels remèdes, et peu importe leur efficacité, restent toujours des bribes de solutions à effets limités dans le temps et dans l’espace. En effet, les solutions radicales au fléau de la migration passent obligatoirement par la mise en place de vraies politiques et stratégies devant améliorer pratiquement tous les aspects et les conditions de vie du citoyen. L’Etat devrait être en mesure de faire sortir le Tunisien de sa précarité, qu’elle soit sociale, morale, intellectuelle, culturelle ou matérielle.
Et je veux bien rappeler dans ce cadre et par la même occasion le sens qu’on doit assigner à la dignité de l’Homme, très chère pour tous et pour toutes, partout et en tout temps. La dignité d’un être humain n’est ni un concept, ni un slogan, mais un objectif ultime, qui doit être commun à tout Tunisien et à toute Tunisienne et que sa reconnaissance et son accomplissement sont nécessaires pour le développement et pour le progrès social de l’individu, de la famille, de la société et de la nation. La Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, reconnaît dans son préambule que «la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde». Ce n’est qu’à travers sa conscience, ses émotions et sa liberté, caractéristiques propres et singulières de l’Homme, que chaque individu ressent la réalité de sa dignité. Et c’est par le biais de ce sentiment et de ces émotions qu’il exercera le choix de ses actions et celui de la philosophie de sa vie.
La collectivité, l’Etat en tête, est tenue alors de reconnaître la liberté due à chaque individu pour exercer ses choix, et toujours la protéger par une tolérance exigée de toutes les composantes de la société, individus et institutions, et par l’accomplissement de ses droits économiques, sociaux et culturels ainsi que ses droits civils et politiques et ses droits à un environnement sain et à un développement durable. L’article 22 de la Constitution de 2022 stipule que «l’Etat garantit aux citoyens et aux citoyennes les libertés et les droits individuels et collectifs. Il leur assure les conditions d’une vie digne». Or, pouvons-nous réellement parler de dignité lorsqu’un citoyen trouve des difficultés pour boucler ses fins de mois, pour manger à sa faim et pour se soigner correctement, qu’il peine sérieusement pour éduquer et instruire ses enfants et quand il est impuissant devant son pouvoir d’achat qui fond et sa misère qui s’accroît de jour en jour ?
Pouvons-nous parler de dignité lorsque ce même citoyen se voit marginalisé, voit le désespoir prendre petit à petit la place de l’espoir, qu’il a plus de méfiance que de confiance, plus de doute que de certitude et qui voit son anxiété et sa peur du lendemain prendre le dessus sur sa quiétude, sa sérénité et ses ambitions?
R.Z.
*Président de l’Association tunisienne des parents et des élèves