L’espace Makam, à la Cité de la culture, expose, depuis près d’un mois, les œuvres de trois artistes : Nadia Jelassi, Besma H’lel et Amel Bouslama. Artiste polyvalente, le parcours d’Amel Bouslama est marqué par la photographie, l’installation et la performance. Cette dernière expression, qu’elle pratique avec plaisir, émotion et passion, lui permet de s’approcher de la danse, du théâtre et du jeu, des dons qu’elle aurait aimé maîtriser, exercer. Avec les deux autres plasticiennes exposées au Makam, Amel Bouslama partage le recours à l’objet pour donner libre cours à son imaginaire, sa créativité et sa débordante sensibilité. Chez Amel Bouslama, c’est sa poupée de petite fille, qui résume tout l’intime qu’elle veut dévoiler d’elle et de l’humain qui l’entoure. Depuis plus de quarante ans, l’artiste poursuit un itinéraire où elle explore au gré des années ses images d’une enfance de sable, de rêve et de frustrations. Entretien.
L’exposition actuelle présente votre autoportrait photographique en ombre chinoise, ainsi que des photos représentant votre poupée, une installation de sable et une autre de poupées. Quel lien unit les différentes composantes de ce que vous montrez à la Cité de la culture ?
Le corps humain est la constante de l’exposition. Car la poupée est une simulation du corps humain. Ces œuvres ont déjà été vues par le public, puisque la plupart d’entre elles font partie des acquisitions de l’Etat tunisien. Ahlem Boussandal, la directrice générale du Musée d’art moderne et contemporain (Macam), les a sélectionnées, comme elle a choisi les deux autres artistes sur la base de notre traitement de l’objet. Nadia Jelassi introduit dans son travail la ficelle et le fil, Besma H’lel les lames Gilette et moi, la poupée et le sable. Je pense que Mme Ahlem Boussandel est, d’autre part, convaincue qu’en tant que représentante d’une institution, elle ne va pas attendre qu’ils disparaissent pour leur donner une visibilité.
Quel rôle jouent Hammamet, votre ville natale, et ses plages de sable fin dans votre démarche artistique ?
Dans les trois livres sacrés, le sable est cité. Après la mort ne transformons-nous pas en poussière ? Tout est construit de sable et de poussière, les astres, les végétaux, les minéraux. Mon intérêt pour le sable vient aussi du fait que la plage où je jouais quand j’étais petite constitue un des éléments du « matri-ciel », selon les mots de René Passeron. Ce peintre, essayiste et historien de l’art français, que j’ai bien connu pour avoir engagé une thèse sous sa direction, écrivait à propos de la ville natale : « Ce paysage nourricier est un ciel-mère, un espace matri-ciel ». Petite fille en ce début des années 60, je rentrais de mes jeux sur la plage, couverte de sable, qui s’immisçait dans toutes les parties de mon corps. La plage fait partie de toute cette ambiance sensorielle dans laquelle l’enfant baigne et qui permet au futur artiste de puiser la matière première de sa création.
Vous avez consacré en 2005 une exposition personnelle à votre poupée de petite fille et vous continuez à vous pencher sur cet objet-sujet. Pourquoi vous fascine-t-il autant ?
La poupée est un mythe vivant. Un archétype. Un simulacre humain. Le corps de la poupée, nos jeux d’enfants, la répétition du geste… Tout cela nous renvoie à l’intime. C’est très riche en symbolique une poupée d’autant plus que je travaille beaucoup sur la métaphore et le rituel. Ma poupée a été conservée par ma mère, enfermée dans une boîte et rangée au-dessus de l’armoire à glace pendant plusieurs décennies. Petite, je levais la tête pour la regarder trônant loin de mon regard au-dessus de l’armoire. Sur son sachet de fabrication, j’ai pu lire plus tard cette inscription publicitaire : « Polyflex, la poupée qui a résisté à l’éléphant, incassable, non-inflammable, lavable ». C’est, en vérité, cette inscription qui m’a fait travailler sur la poupée. Au début des années 2000, j’ai sorti ma poupée de son sachet-poche des eaux et de sa boîte-tombeau et je l’ai fait voyager avec moi, ce qui m’a amenée à rencontrer d’autres poupées et d’autres histoires. Quand on travaille en tant qu’artiste, sincèrement il y a de belles choses qui sortent. Il faut laisser émerger ce qui gît dans le subconscient.
L’art se rapproche-t-il d’un acte de psychanalyse pour vous ?
Mon travail n’a pas de rapport avec la psychanalyse, son but est d’ordre esthétique, même si en cours de chemin il réussit à exorciser mes privations et mes peurs, à aider à me construire. L’art est cette chance de subjectivation que je saisis en tirant parti de mon vécu. Au fond, ce qui m’intéresse, c’est lorsqu’une interaction s’établit entre l’œuvre exposée et le spectateur. Au-delà de l’émotion générée, il y a une opération cathartique qui pourrait avoir lieu et dans ce cas c’est le summum. La catharsis est importante parce qu’elle permet la transformation de l’état de conscience de l’individu de l’intérieur. C’est ainsi qu’on touche à la fonction essentielle de l’art, cette fonction transformatrice de l’individu et par-là même de la société.