En Tunisie, les freelancers exerçant dans les métiers créatifs sont souvent considérés comme des travailleurs informels avec tout ce que cette désignation peut impliquer comme stigmatisation et exclusion socio-économique. Le régime d’auto-entrepreneur, sur lequel ils plaçaient beaucoup d’espoir, aurait joué un rôle important dans leur intégration économique. Mais l’administration en a décidé autrement en les excluant de ce statut. Aujourd’hui, grâce au dialogue continu entre les parties prenantes, de nouvelles réflexions sont en cours, pour trouver des solutions concrètes aux problèmes auxquels cette catégorie particulière de travailleurs est confrontée. Ahmed Hermassi, président de Prod’it (Tunisian Association of Freelancers), nous en dit plus. Interview.
Quelle définition donneriez-vous du travail en freelance?
Il est très important de définir le freelancer parce que c’est la seule manière de comprendre la nature du travail indépendant. On trouve ce mode de travail dans plusieurs secteurs, ce qui fait que chaque freelancer fait face à ses propres problèmes qui sont différents de ceux rencontrés par d’autres travailleurs indépendants. Ainsi, le premier challenge est de pouvoir définir le freelancer, sachant que le travail en freelance gagne du terrain dans le monde entier. Donc, le freelancer est celui qui effectue un travail pour un ou plusieurs clients dans une période déterminée, sans avoir un lien de subordination avec un seul employeur. Notre réseau s’intéresse aux freelancers dans les métiers créatifs, c’est-à-dire les métiers qui génèrent la propriété intellectuelle.
Quel était l’objectif derrière l’organisation de la Journée “Tunisian Freelancers Day”, qui s’est tenue la semaine dernière à la Cité de la culture et quelles sont les recommandations qui ont été formulées à son issue?
Depuis 2014, le réseau des freelancers tunisiens, Prod’it, s’est penché sur le sujet du travail indépendant en Tunisie en s’attaquant à plusieurs axes. Depuis, on a instauré des pratiques régulières, tels que les cafés des freelancers et les rencontres qu’on organise afin d’échanger et de débattre des solutions à nos problèmes. Car, étant un loup solitaire, le freelancer est un travailleur précaire. Il est isolé et fait face tout seul aux problèmes professionnels qu’il rencontre. L’orientation était alors de s’organiser en groupe dans le but de résoudre nos problèmes de manière collective, car l’union fait la force. Et donc, on a instauré le Tunisian Freelancers days (TFD) dont la première édition s’est tenue en 2016 et qui était plutôt un cadre d’échange avec les autorités, les organisations et les départements avec lesquels nous sommes en inter-relation. Grâce à cet événement, devenu périodique, nous avons pu faire entendre nos voix, faire part de nos problèmes et réfléchir à des solutions concrètes. L’objectif étant de faire bouger les lignes et faire évoluer le statut des freelancers créatifs en Tunisie.
La première édition fut un franc succès grâce, entre autres, à l’appui des ministères de l’Enseignement supérieur; de l’Emploi; des Affaires culturelles et des Technologies de la communication et de l’Economie numérique. Elle a vu la participation de plusieurs organisations et organismes étrangers tels que le British Council et autres groupes d’études étrangers qui étaient présents pour partager les expériences menées dans leurs pays respectifs en matière de formalisation du travail indépendant. On avait besoin de s’inspirer des expériences étrangères parce que le travail en freelance est un phénomène qui gagne de l’ampleur partout à travers le globe.
La première édition a été marquée par la création de notre réseau qui a regroupé plus de 2600 membres. La deuxième édition, qui s’est tenue en 2019, nous a permis de maîtriser les enjeux, d’approfondir la réflexion sur le sujet et de signer des conventions de partenariat avec le ministère de l’Enseignement supérieur, le Ticde et l’Organisation Internationale du Travail (OIT). Donc, ce qu’on est en train de faire aujourd’hui, c’est de capitaliser sur les résultats des éditions précédentes du Tunisian Freelancers Day (TFD) pour faire avancer le débat et faire bouger les lignes.
Donc, en somme, le réseau est en train de grandir et de se développer?
Effectivement, le réseau est en train de croître. Le nombre de membres ne cesse d’augmenter et c’est ce qui nous permet de placer la barre encore plus haut. L’année 2016 a marqué le démarrage des travaux sur le statut de l’artiste (en collaboration avec le ministère des Affaires culturelles) et ceux sur le régime de l’auto-entrepreneur (en collaboration avec le ministère de l’Emploi). Mais l’instabilité politique a retardé l’avancement de ces dossiers. On a placé beaucoup d’espoir sur la loi relative à l’auto-entrepreneur qui a été promulguée en 2020. Mais après la publication de la loi de Finances 2023, on a constaté que la version publiée des textes d’application a dévié des objectifs initiaux du statut tel qu’il avait été imaginé initialement.
Quels sont les principaux problèmes auxquels sont confrontés les freelancers aujourd’hui en Tunisie?
En 2014, on a commencé le travail en essayant d’identifier les problèmes auxquels sont confrontés les freelancers. On s’est alors focalisé sur le domaine de l’audiovisuel et petit à petit nous nous sommes ouverts sur les métiers artistiques et des TIC. Chaque freelancer a ses propres problèmes qui sont inhérents à son travail et à son domaine. Mais on est parvenu à la conclusion suivante: Il existe quatre problèmes communs dans lesquels versent la majorité des travailleurs en freelance tunisiens dans les domaines créatifs.
Tout d’abord, il y a un problème de statut: les freelancers sont considérés comme des travailleurs informels et sont souvent qualifiés de travailleurs journaliers, mères au foyer ou même chômeurs alors qu’il s’agit bel et bien de personnes qui travaillent et qui génèrent des revenus. Les statuts existants ne cadrent pas avec la nature de leur travail qui est précaire. La Patente, la Sarl ou Suarl sont des régimes qui n’ont pas été mis à jour pour inclure les nouveaux métiers créatifs. Donc un statut adapté aux freelancers va devoir leur permettre de jouir d’une meilleure situation socio-économique.
Le deuxième problème concerne la facturation, les contrats et les impôts. En effet, les nomenclatures des activités adoptées par le ministère des Finances et l’Apii ne comprennent pas une grande partie des métiers créatifs, d’autant plus que l’accélération de l’évolution technologique fait naître chaque jour de nouveaux métiers émergents. Par exemple, avant, le pilote de drone n’existait pas alors qu’aujourd’hui c’est un métier à part entière. Pareil pour les créateurs de contenu et les instagrammeurs qui gagnent beaucoup d’argent.
Le troisième problème concerne l’assurance et la protection sociale. Les travailleurs indépendants ne jouissent pas d’une couverture sociale adaptée à la nature de leur travail. En effet, pour pouvoir bénéficier des services de la Cnss et de la Cnam, la Caisse exige un paiement trimestriel des cotisations alors qu’un freelancer ne peut pas assurer un revenu régulier lui permettant de s’acquitter de ses contributions chaque trimestre. Par exemple, en audiovisuel, le travail est saisonnier et la production a lieu durant les quatre mois qui précèdent le Ramadan. Pareil pour les artistes qui gagnent leur pain grâce aux festivals. Donc, ce sont souvent des personnes qui, en atteignant l’âge de la retraite, se trouvent dépourvues de toute protection sociale.
Le quatrième problème concerne les droits d’auteur. On ne peut pas parler d’économie créative en Tunisie tant que les droits d’auteur ne sont pas garantis et préservés. Un travailleur indépendant peut se saigner aux quatre veines pour composer une musique, écrire un scénario, développer une application web, en contrepartie, les droits d’auteur ne peuvent pas être protégés par la justice car les lois ne sont pas mises à jour. Le fait que les droits d’auteur ne sont pas garantis est un inconvénient pour le travail créatif en Tunisie.
Comment évaluez-vous la réussite du TFD? Est-ce que les parties prenantes étaient réceptives aux débats ou ont-elles fait preuve de rigidité?
Le TFD a été organisé dans l’objectif de réunir autour d’une même table toutes les parties prenantes, à savoir le législateur, les départements de tutelle et les freelancers. C’est d’ailleurs le seul événement qui rassemble ces deux mondes complètement différents. Il est tout à fait normal que la mise en relation de ces deux mondes antagonistes (un premier monde créatif et un deuxième monde rigide et strict) engendrera une confrontation qui était, toutefois, très positive. Tout d’abord, parce que le législateur n’est pas suffisamment informé sur le monde en mutation dans lequel évoluent ces jeunes créatifs. Donc, il est très important qu’il soit à l’écoute de leurs doléances. Mais il est aussi important que les freelancers comprennent le fonctionnement de l’administration et leurs obligations fiscales.
Lors de cette édition, nous avons bénéficié d’un soutien important de la part du ministère de l’Enseignement supérieur dans le cadre du projet PAQ DGSE qui a sollicité le soutien d’autres départements, en l’occurrence les ministères de l’Emploi, des Finances et la présidence du gouvernement qui ont répondu présents à l’événement et qui se sont engagés à prendre en compte les doléances et les griefs de ces jeunes qui sont la cheville ouvrière d’un monde à ramifications. Il est certain que les solutions ne vont pas pleuvoir du jour au lendemain.
Parmi les résultats de cette journée, je cite l’idée de création d’une coopérative qui rassemble tous les freelancers créatifs, tous secteurs confondus. Elle sera le porte-parole des travailleurs indépendants auprès de l’Etat, sera financée par l’Etat et les freelancers et traitera chaque dossier séparément. C’est un pas positif franchi. Deuxième problématique abordée lors de cette journée, l’exclusion des freelancers du régime de l’auto-entrepreneur. Il décevant pour nous de nous voir exclus de ce régime qui peut cadrer parfaitement avec ces métiers. A vrai dire, les autorités étaient très réceptives et ont promis d’intervenir soit en amendant la loi relative à l’auto-entrepreneur, soit en élaborant une nouvelle loi visant l’intégration des freelancers dans le formel.
Vous voyez dans le régime d’auto-entrepreneur un outil de formalisation des freelancers dans les domaines créatifs. Pouvez-vous nous en dire en plus?
Les métiers créatifs ont été exclus du régime d’auto-entrepreneur parce qu’ils sont classés comme des activités libérales non commerciales. Selon les textes d’application publiés par le ministère des Finances, les personnes exerçant ces métiers ne peuvent pas bénéficier des avantages du statut d’auto-entrepreneur. Elles sont obligées de se soumettre au régime réel, ce qui constitue un grand problème pour elles car le régime réel convient aux entreprises qui sont d’une certaine taille telles que les grandes boîtes de production qui génèrent des chiffres d’affaires importants. On ne peut pas mettre dans le même panier les freelancers et ces entreprises. Notre exclusion du régime d’auto-entrepreneur nous a ramené à la case départ.
La loi sur l’auto-entrepreneur a été, initialement, imaginée par la société civile, et c’était une revendication des travailleurs en freelance tunisiens qui a été formulée en 2016. On s’est félicité lorsque la loi a été promulguée en 2020 mais on a vite déchanté après la publication de la loi de finances 2023 sachant qu’il s’agit bien d’un problème purement technique, c’est-à-dire qu’il est solvable. Mais grâce au dialogue, le problème a été mis sur la table et on a réfléchi à des solutions pour le surmonter.