Par Ali Driss
L’actualité officielle a tenté de l’occulter, en vain. L’Histoire entretient la flamme de son long parcours politique. Va-t-on effacer l’outrage infligé à Tahar Ben Ammar et lui restituer la place qui lui revient dans la conscience nationale ?
Il y a un devoir de reconnaissance et de mémoire. Le 8 mai 1985 décédait Tahar Ben Ammar *, avant-dernier Chef de gouvernement de sa majesté Lamine Bey. Négociateur en chef et signataire du protocole d’indépendance de la Tunisie, acte fondateur de l’Etat national. Bechir Ben Yahmed, directeur de ‘’Jeune Afrique’’ lui avait décerné le titre de ‘’l’autre Père de l’indépendance’’. Cette distinction, légitime, avait accentué l’iniquité de l’entreprise d’occultation subie par le prestigieux défunt. Relayant, en toute vraisemblance, la volonté du pouvoir politique de l’époque, la presse nationale a passé l’évènement sous silence. Tahar Ben Ammar ayant tiré sa révérence, une aubaine pour ses détracteurs ? Inhumer l’homme et fossoyer, par la même, son souvenir dans la mémoire collective. Triste méprise !
Un hommage tout d’authenticité
Tahar Ben Ammar a été privé de funérailles nationales ! Cela a manqué. Cet impair a éclaboussé la République naissante. En revanche, il a suscité la reconnaissance de la population qui a accouru massivement. Le cérémonial a été empreint d’un large hommage fervent et spontané, malgré les éventualités de représailles. La sollicitude populaire était au rendez-vous. Et certaines figures marquantes du premier cercle bourguibien étaient là. Ahmed Mestiri a procédé à l’oraison funèbre restituant la valeur authentique de l’action de l’homme et le haut relief de son parcours. Habib Boularès a regretté le manquement républicain. Dans un article publié dans le magazine ‘’Réalités’’ il a fustigé le ‘’Silence scandaleux’’. Maître Ezzeddine Cherif, bâtonnier, a publié un cri de désapprobation dans le journal ‘’Le Monde’’. Il y a eu un profond émoi dans le pays autant pour regretter le départ d’une figure historique et à la fois pour désavouer un fâcheux écart. Cet hommage collectif a compensé l’ingratitude officielle, réhabilitant le lustre du personnage, grand patriote, leader politique, chef historique, au cœur du peloton de tête des artisans de l’indépendance nationale.
Manipulation de la mémoire.
Manipulation de la mémoire. Il faut bien reconnaître que le récit officiel de l’Histoire de la Tunisie,écrite sur mesure, parvient à escamoter l’œuvre de Tahar Ben Ammar. Indécent manquement de fair-play. De ce fait, les références au personnage sont peu disponibles. Face à cette carence, nous saluons, pour notre part l’initiative de son fils Chedly, benjamin de la fratrie, qui a consacré un ouvrage à son père. Un volume de plus de 700 pages dûment documenté, respectueux de la chronologie des faits. S’obligeant à une distance et à un détachement, le texte reproduit fidèlement les évènements selon leur déroulement.
L’ouvrage est par ailleurs abondamment illustré. Il a été publié d’abord en langue arabe. Il fut ensuite publié en version française sous le tire ‘’Tahar Ben Ammar, Homme d’Etat, la force de la persévérance’’.
Les deux versions sont rédigées dans un style de haute facture. Cet exercice de bilinguisme est un louable exploit de ‘’sadikien’’, Chedly est, en effet, diplômé du prestigieux collège par où est passé le président Habib Bourguiba. Lors de la présentation publique du livre, en mars 2015 à sa parution en langue arabe, Chedly a invité des figures ferventes du Bourguibisme et des personnalités du premier cercle de l’ancien président. On cite à titre d’exemple, Mohamed Sayah, Dr Amor Chedly, Hamed Karoui, Hédi Baccouche, Ahmed Ben Salah,Ahmed Ounaies, Foued M’Bazaa… Aucun n’a contesté ni le texte ni la présentation des faits ni l’œuvre de Tahar Ben Ammar. Cela vaut validation de cette juste restitution de l’histoire du Mouvement national.
Les faits saillants …
Nous nous en tiendrons aux faits avérés nous contentant d’une lecture sereine et succinte du long parcours politique de Tahar Ben Ammar. Nous soutiendrons qu’il appartient aux précurseurs de la lutte contre la colonisation. Et qu’il a fini la course en tête. Son engagement patriotique a commencé quasiment avec le siècle, à un âge prématuré. Il s’est opposé, à 18 ans aux forces de l’occupation affrontant la répression qui a suivi les évènements du Jellaz, en 1911. Sa stratégie de lutte le propulse en pole position des forces résistantes. Ainsi en décembre 1920, il présidera la délégation du parti Destour qui s’est déplacée à Paris pour amorcer les négociations avec les autorités coloniales. Dès lors, la ‘’Cause nationale’’ a pris forme. Depuis, il s’attellera à sa défense, avec constance et sans relâche. Il le fera au sein du parti Destour de Abdelaziz Thaalbi qu’il quittera après avoir développé sa propre vision de la lutte. Il créera la Chambre de l’Agriculture qu’il présidera lui-même. En son temps, c’était le bouclier qui permettait de venir en aide aux petits agriculteurs tunisiens et empêcher les colons de les spolier de leurs terres. C’était un acte effectif de résistance qui ralentissait l’expansion coloniale par l’acquisition des terres tunisiennes. Les choses s’enchaînent et le combat se déplace sur le terrain de la politique pure. Tahar Ben Ammar finit par constituer, en 1944, un front de résistance élargi à plusieurs sensibilités. Il gagnera en popularité et en audience. Puis se dessine la dernière ligne droite. Pierre Mendes-France arrive en Tunisie le 31 juillet 1954 et dans son fameux discours, il ouvre la voie aux négociations. Il fallait donc assurer du côté tunisien. Le gouvernement Mohamed Salah Mzali chute et l’Histoire ouvre les bras à Tahar Ben Ammar.
…Et, le moment culminant !
Qui nommer à La Kasbah, pour engager les négociations avec le gouvernement français ? Le Bey, de même que Pierre Mendes-France ainsi que le résident général Pierre Boyer de la Tour, avaient leur favori qu’ils ne purent investir. Les regards se sont portés, unanimement, sur Tahar Ben Ammar.
Il véhiculait toute la symbolique de l’unité nationale. En s’engageant au plan de la lutte, il s’est exposé à la vindicte du pouvoir colonial émaillée en plusieurs occasions de menaces de mort. Son engagement politique donnait corps à l’unité nationale et à la communauté de destin du peuple tunisien. La souveraineté ne se négocie pas. La liberté ou rien. La respectabilité du personnage est bien établie et l’authenticité de son engagement, validée.
L’Histoire en a fait, sans conteste, l’homme incontournable de la situation. Le Néo-Destour ainsi que toutes les organisations nationales et à leur tête l’Ugtt, se sont entendus sur son nom. Et le Bey s’inclina. Ses deux gouvernements dits ‘’Gouvernements en blanc’’ car tous les ministres s’habillaient de costume blanc l’été, étaient composés de figures de proue du Néo-Destour dont Mongi Slim, Mohamed Masmoudi et des indépendants comme Aziz Jalloul. Tahar Ben Ammar, en fin négociateur, a mené de bout en bout, avec autorité, le long round des négociations avec les autorités françaises. Celles-ci ont d’abord débouché sur l’autonomie interne, signée le 3 juin 1955.
Puis le 20 mars 1956, sur l’indépendance totale. Dignement et spontanément le 9 avril 1956, au lendemain de l’installation de la constituante convoquée par ses soins laquelle élut Habib Bourguiba comme premier président, il annonça, par voie de presse, sa démission et celle de son gouvernement, au motif de ‘’Mission accomplie’’. En privé, il a déclaré qu’il trouvait indécent de durer au pouvoir. Quand se posa le problème de sa succession, il forcera la main au Bey, pour désigner Habib Bourguiba.
Le premier procès politique de l’Etat de l’indépendance
L’Etat de l’indépendance s’est mis en place et une dynamique émancipatrice fut amorcée. L’Etat répondait à une haute exemplarité et le pays connut une renaissance avec un socle national modèle. Puis, en 1958, survient le procès intenté à Tahar Ben Ammar affectant tout ce long parcours politique et cette moralité de gouvernement. Il y avait là tout le package d’un procès politique inqualifiable. Pourtant les deux hommes ont sereinement cheminé ensemble. La progressivité des négociations était convenue conjointement.
Bourguiba a bien défendu le ‘’pas en avant’’ que représentait l’autonomie interne, décidée le 22 avril 1955 et signée le 3 juin suivant. Dans l’intervalle, Tahar Ben Ammar n’a pas cherché à lui voler la vedette, le 1er juin 1955 lors de son retour triomphal, alors qu’il était à la barre. C’était lui, le timonier qui menait la phase finale des négociations avec pleins pouvoirs consentis et jamais remis en cause. Il négociait pleinement et souverainement avec le pouvoir colonial, lequel y voyait, un interlocuteur digne, responsable et incontesté. Plus tard à aucun moment TBA n’a cherché à faire de l’ombre à Bourguiba, lancé dans toutes ses œuvres d’édification de l’Etat.
Sauf que la thèse la plus répandue laisse entendre qu’il aurait refusé de livrer un faux témoignage accusant Lamine Bey de collaboration avec le pouvoir colonial. Ce qui aurait ouvert la voie à Bourguiba pour renverser légitimement la monarchie et déclarer la République. Bourguiba a la dent dure contre tout ‘’dissident’’ et le procès de Tahar Ben Ammar en est une preuve. La vindicte bourguibienne touchera également l’épouse de Tahar Ben Ammar. Que faut-il retenir de ce procès ?
On relève l’acharnement de Bourguiba à concocter un dossier sans consistance juridique. Et avec des irrégularités nombreuses, passant outre l’immunité parlementaire de Tahar Ben Ammar, laquelle n’a pas été levée. C’est ainsi que l’on peut comprendre le refus de Mohamed Loussaief, président du tribunal, de juger l’affaire. Celuici fut remplacé par Mohamed Farhat et malgré tout, le procès déboucha sur un acquittement pur et simple. Et pour sauver la face, le tribunal a prononcé une amende fiscale indue et pour laquelle la Haute Cour n’était pas compétente. Et l’acquittement de Tahar Ben Ammar fut accueilli par un élan de liesse populaire. Bourguiba fut dépité par la tournure du procès. Et comme il ne lâche jamais sa proie, il fit publier dans le journal officiel en 1975 — affaire d’inscrire la chose dans l’histoire — une réhabilitation civile de Tahar Ben Ammar, laissant croire qu’il a été condamné. Ce fut une mesquinerie indigne de lui, quel dommage !
Le retour de Tahar Ben Ammar
Tout plaide en faveur d’une intégrité morale de Tahar Ben Ammar confirmant sa rectitude politique et sa gouvernance transparente et exemplaire quand il était au pouvoir. Peut-on justifier l’exfiltration de Tahar Ben Ammar de l’Histoire de Tunisie au motif d’une brouille fomentée par le président Bourguiba ? Rien ne s’oppose, a priori, à la réhabilitation de cette personnalité, de son long parcours, de ses combats et de ses actes de résistance. L’homme qui a accompli l’acte constitutif de l’Etat de l’indépendance ne mérite-t-il pas une présence physique matérialisée par une statue ? Pourquoi le dérober à la conscience populaire ? Rien n’empêche que les manuels d’histoire reviennent sur ses faits, ses actes et ses positions historiques. Il ne s’agit pas de prendre à l’un pour donner à l’autre. Pas du tout ! Il ne s’agit pas d’une revanche posthume. Nous écartons ce principe car nous considérons qu’une juste réhabilitation efface l’injustice commise. Nous pensons tout simplement à restituer l’Histoire dans son authenticité en restaurant les actes de chacun dans leur réalité, Ce serait un exercice d’hygiène et de bonne santé pour nos moeurs politiques. Dans la Grèce antique, Plutarque soutenait que l’ingratitude envers les grands hommes est la marque des peuples forts. Soit ! Ingratitude, disait-il, mais pas de vilénie. En revanche, la morale républicaine moderne stipule qu’envers les grands hommes, la patrie se doit d’être reconnaissante.
(*) Tahar Ben Ammar est décédé le 8 mai 1985. Il fut
inhumé deux jours plus tard, soit le 10 mai 1985