A ce jour, où l’on se targue d’avoir gratifié la femme tunisienne d’un statut social soi-disant privilégié, la femme agricole a du mal à trouver son compte et se poser en force de travail à part entière.
Plus de 600.000 femmes agricoles à l’échelle nationale continuent à travailler dans la précarité, à leurs risques et périls. Bon gré mal gré, elles n’ont pas d’autre choix que d’endurer, sans broncher et résister pour assurer leur gagne-pain. Sans sécurité sociale, ni droit d’accès à la santé, et encore moins rémunérée, cette catégorie socio- professionnelle, aussi vulnérable soit-elle, est reconnue être, depuis longtemps, le maillon faible de la chaîne de production agricole.
Et jusqu’à ce jour, où l’on se targue d’avoir gratifié la femme tunisienne d’un statut social soi-disant privilégié, la femme agricole a du mal à trouver son compte et se poser en force de travail à part entière, digne de tout estime et respect. Elle peine à se frayer un chemin sur ce marché traditionnel qui emploie 16% de la main-d’œuvre et contribue à 12% du PIB. Tant il est vrai que la majorité s’engouffre dans l’informel, sans tenir compte de sa valeur ajoutée dans la sécurité alimentaire, pourtant un gage de l’autosuffisance économique. Mais, aussi, un sérieux défi des changements climatiques dont les impacts sur la femme rurale sont immanquablement redoutables. Salaire modique, transport insécurisé, surexploitation, travail saisonnier et instable, ces damnées de la terre se battent, au quotidien, à la sueur de leur front. Sur la route aux champs, elles n’arrivent pas souvent à bon port. Accidents au tournant ! Aussi, les victimes en sont légion. Quid des législations visant, avant tout, leur protection ?
Rien n’est fait jusqu’ici
Certes, il n’y a ni politique spécifique de promotion ni mécanismes d’aide mis à leur profit. Qu’en est-il de la loi 2019-51 du 11 juin 2019, portant création d’une catégorie de «transport de travailleurs agricoles» ? Laquelle loi fut, alors, élaborée suite, rappelle-t-on, à un tragique accident de la circulation survenu dans la délégation de Sebala à Sidi Bouzid, ayant fait 13 morts et 20 blessés, toutes des ouvrières agricoles. Aujourd’hui, quatre ans ou presque, ce texte est resté lettre morte. Rien n’est fait jusqu’ici.
De ce fait, la femme agricole demeure le parent pauvre, n’ayant, suffisamment pas, de quoi subvenir à ses besoins. Sa précarité n’est pas une fatalité ! Et pour cause. La société civile voudrait, tout faire, pour faire entendre sa voix et lui assurer les conditions de son succès. Touchant environ 200 femmes, la campagne de communication «Felha» s’inscrit dans cet esprit de communication et du plaidoyer, à même d’initier des actions mobilisatrices à cet effet. «Felha» tire sa signification des success stories dont fait preuve la femme agricole en particulier et celle en milieu rural en général, comme l’explique Badra Jlassi, coordinatrice du projet «promotion des droits des femmes ouvrières agricoles» à l’Unft-Kairouan. «Un projet initié l’année dernière, fruit de collaboration entre l’ONG «femme rurale à Jendouba» et nous, dont l’idée est de développer une stratégie sur cinq ans pour l’amélioration de la situation des femmes et leurs conditions de travail», présente-t-elle. Et là, Mme Jlassi évoque le transport agricole, la sécurité sociale et professionnelle, la rémunération équitable et la lutte contre la violence. Autant de droits humains des plus élémentaires qu’on aurait forcément acquis.
«Felha» fera-t-elle florès ?
Ce dont se focalisera la campagne «Felha», basée sur une approche sociologique qui tient au changement comportemental et social, afin de rompre avec tous les clichés de victimisation de l’ouvrière agricole. L’on doit, a priori, travailler sur ce changement des mentalités, à bien des égards, et inculquer la culture de parité. «Ce plaidoyer, on l’a entamé par élaborer un guide des messages clés qui permette un changement des narratifs à propos des femmes, loin des stéréotypes connus qui réduisent la femme à une victime», affirme-t-elle. Alors qu’il aurait fallu, poursuit-elle, la présenter en tant que maillon fort de la production et de l’économie. Ce guide des messages apparaît comme un nouveau code de conduite sociétal à adopter, du moins localement à Jendouba et à Kairouan. Cela dit, il faudrait changer de perception, réviser notre manière de communication et revaloriser l’image de la femme, dépositaire des valeurs et celle qui nous assure, en partie, notre sécurité alimentaire agricole. «Savoir communiquer sur elle, à même de prendre conscience de son rôle de premier plan dans la famille et dans la société», ajoute Mme Jlassi.
C’est que la femme agricole mérite de travailler dignement, dans un cadre socioprofessionnel qui soit égalitaire et sécurisé, avec un salaire juste et équitable. De quoi tirer sa raison d’être. Et le cogito cartésien nous enseigne que l’existence de la conscience se confond avec la conscience d’exister. Son partenaire, Rahma Jaouadi, directrice exécutive de l’association «Femme rurale à Jendouba» et coordinatrice générale du projet «Situation des femmes agricoles, réalités et défis», voudrait, elle aussi, passer le même message à l’échelle de sa localité. Mais, dans une parfaite synergie d’efforts et de coaction, avec en toile de fond un objectif commun : faire de la femme agricole la locomotive du développement dans sa région. Et puis, il importe de lui accorder ses pleins droits. Dans ce guide précité, évoque Mme Jaouadi, il y a d’importants messages à véhiculer, mettant en avant la sécurité au travail, la dignité, la prospérité, la responsabilité et la qualité de la vie. Ce sont, entre autres, les principales recommandations telles que formulées par les femmes rurales, elles-mêmes.
Ces messages clés..!
Mais comment faire pour parvenir à les traduire dans la réalité ? Il est aussi question de relever les défis et difficultés auxquels la femme est confrontée dans sa région. Faire entendre sa voix, cesser de la traiter comme «victime», tout en œuvrant à l’application des lois la concernant, voilà en quoi consiste l’initiative commune de mener ce plaidoyer à bon port. «Sensibiliser les autorités et les acteurs influents locaux (agriculteurs, transporteurs, femme ouvrière) et reconsidérer la place de la femme rurale dans les systèmes de production, c’est ainsi qu’on arrive à changer la perception et les comportements à l’égard de l’ouvrière agricole, afin qu’elle ne soit plus victime d’exploitation et de violence», suggère-t-elle, espérant que cette campagne «Felha» trouvera succès.
Il faut avoir conscience, comme l’a dit Mme Jlassi, que la femme rurale fait partie d’un écosystème qui a également des besoins et des pressions. Et que la situation si difficile des agriculteurs se répercute sur celle des ouvrières (transport, salaire..). Mais «il faut croire en nos capacités d’améliorer ce vécu, d’autant qu’il est vrai, pour ce faire, d’avoir besoin d’effort, d’énergie et de soutien, afin de mener cette campagne à bon port », insiste-t-elle. Comment peut-on traduire cette volonté dans les faits ? Sur le terrain, nous confie-t-elle, tout a déjà commencé par initier les femmes à l’auto-plaidoyer, à s’auto-défendre et à bien parler d’elles-mêmes, tout en engageant, sur la dernière ligne droite, toutes les parties prenantes dont les citoyens locaux. Cette communication de proximité s’avère de grande portée, à même de pouvoir changer les narratifs et les clichés à l’égard de la femme agricole. Pour que cette dernière ne soit plus victime, c’est bien là le message clé !