Voici un bel ouvrage sur les femmes et l’histoire que l’éditeur français «L’Harmattan» vient de publier à Paris dans sa grande collection «Espaces littéraires» fondée par Maguy Albet et généreusement ouverte à toutes les aires culturelles ainsi qu’à toutes les recherches universitaires.
«Histoire au féminin. Histoire à contre-courant dans les littératures occidentale et maghrébine» est un ouvrage issu d’un colloque scientifique ayant eu lieu, en 2014, à la faculté des Sciences humaines et sociales de Tunis, dans le cadre d’un projet de recherche tuniso-espagnol codirigé, depuis 2011 et jusqu’à l’année de la tenue de ce colloque international, par la professeure à l’université de Lleida (ou Lérida) en Catalagne et par la dynamique et brillante professeure tunisienne à l’université de Tunis, Najet Limam-Tnani qui, en sa qualité de directrice de cet ouvrage, le présente dans son judicieux avant-propos comme suit :
«(…) En abordant la lecture de l’histoire par des auteures aussi différentes qu’Elsa Morante, Monserrat Roig, Mme de Genlis, Marguerite Duras et Clara Malraux, d’une part, et Assia Djebar, Malika Mokeddem et Maissa Bey, d’autre part, nous avons cherché à rompre avec cette histoire faussement universelle, qui est en fait une histoire des hommes et plus particulièrement des «dominants (hommes blancs et occidentaux)». Nous avons essayé aussi de voir s’il y a une conception et un imaginaire féminins communs de l’histoire, qui franchit les frontières temporelles et culturelles.
La première partie, intitulée «Écrivaines actrices et témoins de l’histoire», porte sur trois auteures, Elsa Morante, Montserrat Roig et Madame de Genlis, qui sont très impliquées dans l’histoire de leurs époques et ont cherché, par leurs écrits aussi bien fictionnels que factuels, à faire un travail de mémoire et une œuvre de témoignage et tenté de combler «les silences de l’histoire» et d’explorer ses zones d’opacité. Dans son article «Raconter l’histoire des «sans-histoire» : la Storia d’Elsa Morante», Nadia Setti montre comment l’écrivaine italienne revient sur la Seconde Guerre mondiale, vingt ans après, pour rendre compte déjà, en mêlant souvenirs personnels et documents d’archives, du quotidien de la guerre tel qu’il est vécu par Ida Raimundo et ses fils Nino et Useppe. Ces personnages faibles et opprimés, voués à la mort mais aussi à l’oubli, lui permettent de retracer l’histoire et ses violences du point de vue et par la voix de ceux qui en sont exclus et de donner une portée politique à son roman. L’engagement dans l’écriture et l’intérêt pour les marges de l’histoire sont encore plus évidents chez Montserrat Roig où, comme le souligne père Solà Solé, militantisme et création littéraire sont étroitement liés, s’inscrivant dans une continuité constante. Antifranquiste et féministe, Montserrat Roig a cherché à agir sur l’histoire autant par son action politique que par ses écrits. Ceci notamment dans «Les Catalans dans les camps nazis», où elle revient sur un épisode que «le franquisme a effacé de la mémoire» collective : les républicains espagnols déportés dans les camps nazis, et dans «Le Temps des cerises», où elle décrit la condition des femmes dans l’Espagne franquiste et «l’ordre patriarcal et moral» qui leur était imposé par «le rigorisme [politique] et clérical». Cette écriture marquée par l’histoire et le témoignage ne se limite pas aux auteures modernes et militantes. Elle est présente aussi, comme l’ont montré certaines études antérieures et comme le confirme Amel Ben Amor dans sa communication «Madame de Genlis témoin de son époque : retrouver la vérité du passé et conserver la mémoire du présent», chez les écrivaines des siècles passés. A cheval entre deux époques, l’Ancien régime et la Révolution française, Mme de Genlis a vécu, selon Ben Amor, une période de l’histoire bouillonnante et tourmentée, faite de violence et de rupture, où elle a joué un rôle politique et dont elle a essayé de rendre compte dans ses écrits. Dans ses romans historiques, elle a tenté de faire revivre l’Ancien Régime à travers des figures féminines importantes et de rétablir, à travers la fiction, «une vérité historique» qui échappe à l’histoire officielle. Ses Mémoires, où se mêlent le privé et le public, sont un témoignage direct et palpitant sur le présent à la fois personnel et historique et convergent vers le journal intime.
La deuxième partie réunit des articles qui portent sur la guerre telle qu’elle est vécue et appréhendée par les femmes et comportent une critique de la brutalité et de la mort qu’elle génère et des valeurs masculines sur lesquelles elle s’appuie. Dans le premier article, Cristina Solé Castells examine l’écriture de la guerre dans les Mémoires de Clara Malraux et montre comment paradoxalement elle se transforme, chez elle, en écriture de la vie. Toute l’œuvre de Clara Malraux est, à son avis, traversée par le souvenir des quatre conflits armés que l’auteure a connus directement ou indirectement dans sa vie et dont elle souligne le «côté noir», que l’histoire officielle passe souvent sous silence. Elle repose sur le «refus de la figure archétypale du guerrier héroïque» et le rejet des valeurs masculines de vaillance, courage et bravoure que l’écrivaine appelle les femmes à récuser au profit de valeurs telles que «la patience, la générosité et l’empathie», qui sont considérées comme féminines et favorables à la vie.
Cette approche critique de la guerre et de ses aspects masculins, on la retrouve chez Jean-Marie Gustave Le Clézio. Dans ses deux romans «Etoile errante» et «Ritournelle de la faim» auxquels s’intéresse Yosr Bellamine-Ben Aïssa, la guerre, que l’écrivain considère comme la «plus stérile des réunions des hommes», est décrite à partir de l’expérience et du regard des femmes et présentée comme une source de malheurs et de souffrances pour elles. Ne participant pas aux combats qui leur demeurent invisibles et dont elles «subissent [la violence] sans la comprendre», les femmes perçoivent la guerre dans ces textes à travers des effets sonores d’autant plus terrifiants et angoissants qu’il faut en décrypter le sens. En outre, cette perception particulière de la guerre donne lieu à une forme qui mime le contenu et où prédomine le musical et se multiplient les marques du féminin.
Chez Duras et Djebar sur lesquelles porte l’article de Najet Limam-Tnani, cette critique s’accentue et prend dans «Hiroshima mon amour» la forme d’un «réquisitoire». Duras pose, en outre, dans son synopsis le problème de l’écriture de l’histoire et de sa représentation au cinéma. Refusant de combattre l’horreur par l’horreur, elle mêle dans son texte documents d’archives et fiction et aborde la question de la bombe atomique par le biais de deux histoires d’amour vécues par la Française, l’une, au présent à Hiroshima et, l’autre, à Nevers au moment de la guerre, et qui finissent par se mêler et se confondre. Par la voix de cette femme, Duras dénonce avec véhémence la guerre et ses atrocités et rejette l’héroïsme et le patriotisme, tant «exaltés par la résistance», au profit de l’amour, seule réponse à ses yeux à la violence et à la mort. Elle promeut ainsi une vision subversive de l’histoire qui fait prévaloir l’individuel sur le collectif et la mémoire sur l’histoire. Partagée par d’autres écrivaines et cinéastes pour qui Duras et son film ont été une référence importante, cette vision prend tout son sens chez une historienne comme Assia Djebar, qui l’adopte dans son œuvre, à partir de “Les Enfants du nouveau monde”, et en reconnaît la finalité féministe.
La troisième partie est consacrée à l’écriture de l’histoire dans la littérature maghrébine et porte plus particulièrement sur des auteures algériennes dont la vie et l’écriture ont été envahies par l’histoire et chez qui l’histoire collective (l’histoire nationale et celle des femmes) est placée dans une interaction constante avec l’histoire personnelle et interrogée à partir de leur propre vécu. Carmen Figuerola se penche sur l’œuvre de Malika Mokeddem et Maissa Bey, deux écrivaines qui ont commencé à écrire au moment de la guerre civile et qui ont cherché dans leurs œuvres, en revenant sur leur propre histoire et celle des femmes algériennes, à comprendre l’origine et le sens de la nouvelle vague de violence qui a frappé leur pays. Cette remontée dans le temps leur permet de comprendre que la violence des islamistes est en fait une généralisation et une exacerbation de la violence dont les femmes ont été, depuis l’indépendance, les principales victimes et les conduit à relativiser les méfaits de la colonisation qui leur a ouvert l’école et offert l’instruction. Elle les amène à construire un récit historique nouveau qui les intègre et leur permet d’éclairer le présent.
Dans sa communication, Hajer Ben Youssef poursuit la réflexion sur l’œuvre de Maissa Bey et s’attarde sur “Entendez-vous dans les montagnes…” dont elle approfondit l’analyse en la focalisant sur la figure du père. Elle fait apparaître la complexité de ce texte qui mêle plusieurs genres (histoire, autobiographie mais aussi théâtre) et plusieurs temporalités (le passé, lié à la période coloniale et au père fellaga mort sous la torture, mais aussi l’histoire contemporaine et l’actualité immédiate marquée par le terrorisme islamiste) et souligne le rôle libérateur qu’il joue pour l’auteure. Grâce à cette complexité générique et temporelle qui lui permet de reconsidérer le passé colonial douloureux, à travers un présent encore plus intolérable, et d’établir un dialogue fictif avec le tortionnaire du père, Maissa Bey fait «simultanément [un] travail de mémoire et […] de deuil» et finit par s’approprier son histoire avec l’héritage colonial qu’elle comporte et par en dépasser la violence.
Dans la dernière communication intitulée «Autobiographie et passion de l’histoire dans L’Amour, la fantasia d’Assia Djebar», Amor Ben Ali revient à l’écrivaine algérienne, qui est aussi historienne et chez qui le rapport à l’histoire «relève de la passion au sens d’amour et de souffrance». Il y examine l’articulation complexe de l’autobiographie et de l’histoire dont l’écriture devient «un enjeu poétique…»
Najet Limam-Tnani, dir. «Histoire au féminin. Histoire à contre-courant dans les littératures occidentale et maghrébine», Paris, L’Harmattan, 2023, coll. Espaces littéraires». ISBN- 9 7 8 2 1 4 0 3 5 3 6 8 0.