Dans tout pays, et de tout temps, une banque centrale détient le pouvoir de favoriser le redressement économique grâce à sa capacité à créer de la monnaie en quantités infinies, sans craindre la faillite. Bien qu’elle ne le fasse pas nécessairement délibérément pour stimuler la croissance, tant il est vrai qu’elle n’a pas été initialement créée dans le but de réguler la consommation des citoyens. Historiquement, sa raison d’être est de soutenir son État de tutelle en lui fournissant de la liquidité, en émettant des billets de banque et en atténuant ultérieurement les crises bancaires et les troubles financiers.
Cependant, aujourd’hui, la BCT se trouve à un stade où elle doit admettre que les mesures anti-inflationnistes n’ont pas les effets bénéfiques attendus sur l’économie réelle. Elle doit donc surmonter les obstacles politiques, idéologiques et parfois juridiques qui l’empêchent d’agir. Nos dirigeants politiques, incapables de comprendre l’urgence de relancer la croissance, ne prendront jamais l’initiative d’un transfert de liquidités direct vers les citoyens, à moins d’y être contraints par un choc social inévitable si leur attitude attentiste et élitiste persiste.
Pour autant, le péché originel de la stabilité monétaire réside dans la nécessité pour une BCT d’avoir une vision d’ensemble et de donner la priorité absolue à l’équilibre de sa politique monétaire et de change (et donc des flux de liquidités extérieurs), au-delà des intérêts politiques du moment. Or, étant donné que ces intérêts peuvent diverger temporairement et que des déséquilibres peuvent naturellement se produire entre les régions, entre les secteurs, entre les classes sociales… la BCT se doit de jeter les fondements d’une cohésion sociale, via une neutralité et une indépendance.
Cependant, la BCT souffre d’un défaut inhérent qui affaiblit son action et compromet sa neutralité : elle est « la propriété implicite » d’un secteur financier, où les banques de second rang et autres institutions financières exercent leur influence et leur lobbying en faveur d’acteurs économiques. Dans de telles circonstances, la BCT exprime l’ensemble de la politique monétaire et de change à des risques existentiels en tolérant ici et là l’apparition de poches de déséquilibres, malgré les tiraillements sociopolitiques contradictoires qu’elle subit. Ce qui est contraire à sa mission originelle.
A titre d’exemple, le taux d’intérêt directeur a envoyé un message erroné — voire trompeur — aux opérateurs et en particulier au marché financier, tout en « contribuant » à apaiser les tensions inflationnistes. En effet, la BCT a gravement surestimé son devoir, en tant que prêteur en dernier ressort, mais qu’en même temps, en n’imposant pas de restrictions aux banques qui s’enfonçaient dangereusement dans des pratiques risquées.
De fait, la BCT dispose de tous les outils et moyens pour encadrer et rationner les financements accordés aux banques de second rang via des actions en amont qui constituent un frein « spontané » à l’endettement des ménages, des entreprises et autres institutions publiques. Pourquoi la BCT n’a-t-elle pas appliqué ces mesures et que les divers gouvernements qui se sont succédé depuis 2011 ne cherchaient pas à limiter leurs propres dépenses ? Pourquoi les crédits accordés par les banques n’ont-ils pas été strictement restreints par la BCT, alors qu’il était devenu évident, dès 2011-2014, que tant les dépenses du secteur privé que du secteur public de ce pays atteignaient des niveaux abyssaux ?
Une limitation des flux accordés par la BCT aux institutions financières aurait naturellement freiné la demande globale dans le pays tout en remédiant (au moins partiellement) à la détérioration inévitable de la compétitivité de ses entreprises. La pratique du taux d’intérêt directeur n’a fait qu’envoyer de mauvais signaux. Et à plusieurs niveaux
En premier lieu, en trompant les créanciers et les investisseurs, en anesthésiant les acteurs économiques, il a détourné leur attention vers un taux d’apparence impeccable qui dissimulait une réalité faite de déséquilibres, d’excès et parfois même de tromperies. Lorsque les marchés et les investisseurs ont pris conscience de ces faiblesses structurelles — à travers le marché informel —, les opérateurs qui autrefois pouvaient emprunter aux mêmes conditions de taux ont subi une érosion de leur compétitivité-coûts presque irréversible en matière de formation de prix d’offre, donc d’inflation. A ce stade, il était trop tard pour agir ! La boule de neige initiale s’est transformée en une avalanche incontrôlable, emportant avec elle tous les secteurs engourdis par la cascade de hausses du taux directeur.
En second lieu, la stabilité macroéconomique du pays court des risques existentiels en raison de l’hyper-politisation de la politique monétaire de la Banque centrale. Cette dernière est censée prendre et mettre en œuvre ses décisions avec neutralité et objectivité, comme on pourrait légitimement s’y attendre. Il est donc capital de plaider en faveur d’une BCT apolitique, immunisée contre toute influence qui chercherait à la manipuler. La cohésion sociale gagnerait en efficacité et en fonctionnalité quand la Banque centrale allouait ses avoirs sur la base des objectifs visant à atténuer les excès de la sphère informelle, à combattre les bulles spéculatives (financière, immobilière…), à soutenir les secteurs, les régions et autres opérateurs fragilisés, ou encore à sanctionner les débordements et les évasions. L’explosion des déséquilibres, la formation de bulles spéculatives et les investissements excessivement spéculatifs de nombreux établissements financiers auraient été efficacement contenus si la BCT avait pris à temps, au cours de la décennie de la « transition politique », des mesures volontaristes pour limiter l’accès excessif à l’effet de levier de l’endettement public et parapublic permis par certaines banques de la place.
Il n’aurait pas été essentiel d’ajuster les taux d’intérêt effectifs des régions — en fonction de ses déséquilibres, si l’objectif avait réellement été de prévenir la déviance et la formation de bulles dévastatrices. De fait, les plans de sauvetage successifs « arrangés » dans l’urgence et sous la pression des tensions sociales sont inutiles et obsolètes.
Faire de la Banque centrale de Tunisie un organisme indépendant, soustrait aux pressions — y compris les pressions intenses exercées par les lobbies politico-financiers — doit être une priorité absolue. La consécration de cette indépendance de la BCT représentera une étape décisive dans le processus de l’inclusion financière.
Sans la dépolitisation de la Banque centrale de Tunisie, le dinar ne pourra pas traverser de manière sereine les futures crises financières et les chocs macroéconomiques à venir.
T.E.A
(Prof associé, Psd-Fondateur de l’Institut africain d’économie financière (Iaef-ONG))