Accueil Economie Supplément Economique Tourisme | Dora Milad, présidente de la Fédération tunisienne de l’hôtellerie à La Presse : “L’accumulation des crises a fragilisé de nombreuses entreprises dans le secteur de l’hôtellerie”

Tourisme | Dora Milad, présidente de la Fédération tunisienne de l’hôtellerie à La Presse : “L’accumulation des crises a fragilisé de nombreuses entreprises dans le secteur de l’hôtellerie”

 

La reprise de l’activité touristique n’a pas été équitable pour toutes les unités hôtelières. Tournant à plein régime, beaucoup d’entre eux étaient au rendez-vous et ont su, grâce à des investissements conséquents dans les installations et la formation des personnels, maintenir un niveau de qualité des services satisfaisant. D’autres, claudiquant et manquant de moyens financiers, ont pu à peine remonter la pente. C’est que le secteur de l’hôtellerie porte toujours les séquelles des crises qui se sont succédé depuis des décennies. Dora Milad, présidente de la Fédération tunisienne de l’hôtellerie, nous donne de plus amples informations sur les défis auxquels est confronté le secteur de l’hôtellerie. Entretien.

Le secteur hôtelier s’est-il rétabli des crises successives, en l’occurrence la crise Covid et la guerre en Ukraine, qui avaient eu un impact direct sur l’activité touristique?

Depuis les années 90, le secteur du tourisme en Tunisie a été impacté par la conjoncture internationale, et tous les événements qui ont eu lieu, notamment les guerres du Golfe et les événements du 11 septembre. Il a également fait les frais d’autres événements qui ont eu lieu au niveau national, à savoir l’attentat de Djerba et les événements de 2011 ou encore ceux de 2015 et ensuite la crise Covid qui a eu un impact catastrophique sur beaucoup de secteurs de l’économie tunisienne. Donc, l’accumulation de crises avec des intervalles de temps courts les séparant (il faut trois ou quatre ans pour que les destinations sinistrées puissent retrouver le niveau d’avant crise) a beaucoup fragilisé de nombreuses entreprises dans le secteur du tourisme et en particulier dans l’hôtellerie qui est une industrie fortement capitalistique où il faut non seulement avoir les moyens pour assurer le retour sur investissement des dettes contractées mais aussi pour faire les travaux de rénovation. Car, selon les normes internationales, les unités hôtelières procèdent, tous les sept ans, à une rénovation des chambres, de l’équipement, des matériels et installations afin de rester conformes aux normes internationales, sinon elles perdent en compétitivité. Donc, je ne peux pas dire que le secteur de l’hôtellerie a retrouvé la santé qu’il avait il y a 20 ans. C’est un secteur en difficulté qui se bat et qui essaie malgré la conjoncture défavorable à l’échelle internationale et nationale de survivre et de se maintenir. Cet été, nous avons pu revenir sur des marchés qu’on avait perdus. C’est positif. Mais il y a encore beaucoup de défis à relever.

Justement, tous les chiffres indiquent une reprise vigoureuse de l’activité touristique durant la saison écoulée. Est-ce que les hôteliers étaient bien préparés pour tourner à plein régime ?

On ne peut pas généraliser. Aujourd’hui, on peut noter que l’industrie hôtelière devient de plus en plus une industrie à deux vitesses. Il y a des entreprises qui sont arrivées à maintenir leurs installations en conformité avec les normes et à assurer la qualité des services qu’elles fournissent grâce aux opérations de labellisation mais aussi grâce à une politique de ressources humaines consistant à retenir un certain nombre de collaborateurs permanents et à former le personnel. Tous ces efforts ont permis à ces unités d’être, aujourd’hui, aux normes et donc de marketer leurs produits auprès des grandes agences et des grands tour opérateurs européens. Ces entreprises étaient prêtes à accueillir la saison touristique en investissant, notamment, dans la formation du personnel surtout avant le démarrage de la saison afin de répondre aux attentes des clients aussi bien les tour opérateurs que les clients individuels. Les autres hôtels, qui n’ont pas cette marge de manœuvre et cette capacité de lever des financements pour pouvoir faire face aux investissements nécessaires, ont trouvé beaucoup de difficultés. Certains ont été même totalement déclassés, d’autres sont restés fermés. Cela avait un impact sur la qualité des services fournis mais la fédération a toujours recommandé aux clients, qui envisagent de faire un séjour dans un hôtel tunisien, de consulter toutes les plateformes de réservation et de classement (il y a des plateformes qui regroupent les classements en fonction des recommandations et des commentaires des clients), pour avoir toutes les informations nécessaires. Aujourd’hui, on ne peut pas dire qu’on est surpris si les services d’un hôtel étoilé ne correspondent pas à la catégorie d’étoiles à laquelle il appartient. Il y a des hôtels trois ou quatre étoiles qui ont pu maintenir un certain niveau de services alors que d’autres sont en très grandes difficultés. Cette disparité on la voit, généralement, au niveau des prix. Car c’est la loi de l’offre et la demande qui l’impose. Ces hôtels on peut les reconnaître à travers les moult promotions et remises qu’ils font car ils savent qu’ils ne sont pas tout à fait en conformité avec les normes. Donc, le client peut être averti. Il peut aussi, en cas de difficultés, consulter les plateformes et faire appel à une agence de voyages. Le rôle de l’agence de voyages est de conseiller et d’orienter les clients en fonction de leurs budgets et de leurs attentes.

Dans un contexte mondial marqué par de grandes incertitudes, le secteur touristique est désormais exposé aux aléas des conjonctures économiques et géopolitiques. Les hôteliers sont-ils prêts à composer avec cette nouvelle donne?

Dans le monde de l’entreprise, on s’adapte ou on meurt. Donc je pense qu’aujourd’hui les hôtels sont tout à fait conscients de l’évolution des marchés et des attentes. Ils sont conscients des nouvelles donnes. Par exemple, parmi les exigences du marché européen qui est le plus grand marché touristique au monde, figure la conformité des hôtels aux normes d’un tourisme durable, écologique, vert et inclusif. Certains pays européens, comme l’Allemagne, sont beaucoup plus sensibles à cette question. D’ailleurs, nous coopérons avec la GIZ pour introduire la notion de durabilité dans le secteur touristique et pour sensibiliser les unités hôtelières à la nécessité d’inclure les bonnes pratiques de tourisme durable dans leurs activités. Pour ce faire, il y a des programmes de formation et d’appui qui ont été élaborés… Bien sûr, ce sont des opérations pilotes menées pour donner l’exemple. Et le rôle de la fédération et des professionnels est de suivre après. D’ailleurs, nous remarquons qu’après chaque saison réussie où les professionnels ont pu rentrer dans les frais, il y a des investissements dans tout ce qui est énergies renouvelables, pratiques vertes, formation… etc., qui se réalisent. Il y a cette prise de conscience qui est évidente puisque ce sont les marchés qui l’exigent. Donc, le produit va naturellement s’adapter à la demande du marché.

Comment les hôteliers s’adaptent-ils à la saisonnalité qui est une caractéristique propre au tourisme tunisien?

En fait, la saisonnalité du tourisme tunisien est le fait du tourisme balnéaire. C’est le propre de toutes les destinations méditerranéennes qui se sont construites en grande partie à partir des années 60, sur la demande des marchés pour un tourisme balnéaire, estival et familial. Pourquoi nous en souffrons plus que les autres destinations? C’est parce que les autres pays ont reconnu que c’est une activité saisonnière et ont, en conséquence, mis en place des législations et des pratiques pour pérenniser les entreprises qui ferment leurs portes pendant la basse saison mais aussi pour permettre aux travailleurs, à travers des mécanismes sociaux de retrouver leurs postes l’année d’après (on appelle ce phénomène, les saisonniers permanents). Lors de la haute saison, les employés trouvent comme chaque année leurs postes à l’hôtel, alors que pendant les six autres mois de la basse saison, ils vaquent à d’autres occupations, dans les domaines de l’agriculture, l’artisanat, l’entrepreneuriat… En Tunisie, la fédération a approché l’Ugtt et le ministère du Tourisme pour ouvrir ce dossier, et s’inspirer des expériences qui ont réussi à l’international. Jusqu’à aujourd’hui, ce problème-là n’a pas été mis sur la table, malheureusement. La saisonnalité n’est pas quelque chose de fatal. D’autres destinations la gèrent beaucoup mieux que nous. On n’a vu aucune destination touristique autour de nous qui a abandonné le tourisme balnéaire juste en raison de sa saisonnalité ou qui n’y a vu que des points négatifs. Au contraire, ces pays sont en train de développer ce tourisme tout en reconnaissant la vérité en face. Je peux dire que tant qu’on n’a pas voulu affronter ce problème, les hôtels en sont toujours victimes et souffrent beaucoup. Cela a un impact direct sur la qualité des services et sur l’attractivité du secteur auprès des jeunes. C’est pourquoi nous avons essayé avec la coopération internationale, en particulier la GIZ, de mettre en place des formations courtes mais c’est une approche qu’on a abordé dans l’urgence parce que, sans collaborateurs, un hôtel ne peut pas ouvrir. On a eu beaucoup de difficultés cet été pour trouver du personnel qualifié et on s’attend à ce que ce problème s’accentue dans les années à venir, vu la tendance croissante de l’immigration des jeunes. La fédération souhaite œuvrer, en coopération avec le ministère de la Formation professionnelle et de l’Emploi, à une adaptation du système de formation de manière à permettre aux jeunes qui ont décidé de travailler dans le tourisme, en particulier dans l’hôtellerie, de travailler durant l’été et avoir de l’expérience sur le terrain et au cours de la saison hivernale ils continuent à se former jusqu’à accumuler des champs de compétence. Tout le processus étant couronné par un diplôme reconnu par l’Etat. Cette approche leur permet de progresser dans leurs carrières. C’est pour ces raisons que nous aimerions que, tous ensemble travaillons sur ce dossier pour une meilleure employabilité des jeunes et pour une montée en qualité des prestations de service des unités hôtelières.

La transition énergétique figure-t-elle parmi les priorités des hôteliers ?

En toute franchise, je vais vous dire que la transition écologique peut être une priorité pour les pays riches mais pas pour des pays comme le nôtre où les hôtels font face à des défis encore plus urgents en matière de formation, d’investissements, de pérennité et de survie de l’entreprise. La transition écologique implique des investissements supplémentaires. Il faut qu’il y ait des mécanismes qui soient mis en place pour accompagner un secteur qui a beaucoup souffert de la conjoncture et dans certaines régions, comme le Sud-Ouest de cas de force majeure. Nous sommes en train de collaborer par exemple avec l’Anme pour voir la possibilité de mettre en place des fonds dédiés à la transition énergétique mais ce sont des fonds qui prennent en charge une partie seulement du total des investissements. Pour le reste il faut faire appel à des financements bancaires. Et vous savez que, vu l’historique du secteur touristique en Tunisie, un grand nombre d’hôtels ont du mal à avoir accès au financement bancaire. Je dirais que nous sommes conscients de l’importance de la transition énergétique. Les hôtels qui ont les moyens sont en train de faire ce qu’il faut et ont engagé leur transition. Aujourd’hui, le volet environnemental est un des critères de réservation pour certaines clientèles qui sont très sensibles à la question écologique. Mais on sait que c’est un défi comme on en a beaucoup d’autres et je crois que, pour nous, la priorité est de pouvoir rouvrir un hôtel dans de bonnes conditions et de trouver un personnel qualifié. Parce que sans cela, on ne peut même pas ouvrir l’hôtel et parler de transition écologique.

Est-il vrai que les professionnels s’opposent au projet de refonte du système de classification des hôtels?

Non pas du tout. La réalité, c’est que nous avons demandé la mise à jour des normes de classification des hôtels qui dataient de 2005. Ce sont des normes qui étaient surtout basées sur les aménagements, la qualité de décoration, le luxe ou le confort des installations et très peu sur la qualité des services ou sur l’aspect écologique ou énergétique. En tout cas, cela n’existait pas dans les anciennes normes. D’ailleurs, je félicite aussi bien les cadres du ministère du Tourisme que le bureau exécutif qui ont travaillé sur cette question et œuvré pour son intégration dans le dernier agenda. Je pense que nous avons établi un nouveau référentiel de normes qui prend même en compte la satisfaction des clients, recensée sur les plus grandes plateformes de réservation et de classement international. Je crois qu’aujourd’hui on a des normes qui correspondent tout à fait à ce qui passe au niveau international. Le problème si on peut dire, c’est que les textes ont été finalisés durant la crise Covid. Et bien sûr, se mettre aux nouvelles normes demande aussi des investissements. Durant la crise Covid beaucoup d’hôtels ont fermé leurs portes et ont fait face à de grands problèmes. La FTH a demandé à ce que la mise en application de cette refonte soit réalisée après la reprise du secteur. Il y aussi la question de la disponibilité des ressources financières et humaines. Car les ressources aussi bien humaines que matérielles du ministère, qui est le responsable de la validation des nouvelles normes et des opérations de classification, sont très limitées. De plus, il y a le risque que cette période transitoire prenne beaucoup de temps, ce qui ferait qu’on aura, en même temps, des hôtels étoilés selon l’ancienne classification et d’autres selon le nouveau système. Vous savez que le classement a un impact aussi sur la commercialisation de l’hôtel et sur les prix de vente. Cette disproportion peut léser les unités hôtelières. On peut accepter une période transitoire de trois ans mais si le processus dure 10 ans, ce n’est pas acceptable. Nous avons, d’ailleurs, fait un calcul avec le ministère du Tourisme et, en l’état actuel des choses, on ne pourra pas contrôler les 600 hôtels présents en Tunisie en trois ans. Pour ces raisons-là, la fédération propose l’accompagnement des hôtels et la prise en charge de tout ce qui est préparation de la mise aux normes. Le rôle du ministère sera d’intervenir en dernière étape pour effectuer la dernière visite. Jusque-là on n’a pas eu de réponse de la part du ministère et nous n’avons pas reçu d’autres propositions pour qu’on puisse réaliser cette mise aux normes dans une période de temps limitée et acceptable.

Le mot de la fin ?

Durant cette saison, on est revenu à un niveau d’activité acceptable, plus ou moins équivalent à celui de 2019 même si l’analyse des chiffres révèle que la reprise n’était pas de la même manière. Les problèmes de fond n’ont pas été résolus. Si on veut vraiment consolider cette activité qui est très importante pour l’économie du pays et qu’on continue à avancer et rattraper le retard par rapport aux autres destinations touristiques, il va falloir vraiment que les plans et les stratégies qui ont été présentés se traduisent aussi par des actions concrètes avec un planning, des objectifs de réalisation et une évaluation du bilan, et ce, en étroite collaboration avec les opérateurs professionnels du secteur. Car aujourd’hui encore nous remarquons, en tant que fédération, qu’un certain nombre de programmes, de décisions et de stratégies ont été pris par l’administration sans impliquer les représentations des professionnels alors que la clé du succès réside dans cette étroite collaboration entre les autorités et les représentations des professionnels du secteur.

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Un commentaire

  1. Cram

    13 septembre 2023 à 17:15

    Stop… BEAUCOUP d’hoteliers ont préféré prendre les bénéfices – qui, grâce aux privilèges fiscaux, sont confortables – plutôt que de réinvestir dans leur infrastructure. Tout se paie un jour. Ceux qui s’en tirent sont les groupes qui ont un peu de vision à long terme… ou beaucoup de capital étranger derrière eux.

    Alors, stop… assez de misérabilisme, Mme Milad. Plus d’honnêteté !

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