La lecture du livre «La Grande Discorde» (1989) de l’historien tunisien Hichem Djaït (1935-2021) a accompagné la conception de cette exposition. «Le Collier de la colombe», traité sur l’amour composé par le poète Ibn Hazm au XIe siècle, a donné matière au rapprochement entre trouble politique et trouble passionnel.
Le 32Bis abrite, depuis le 15 septembre 2023, l’exposition collective «Le cheveu de Mu’awiya», commissionnée par la curatrice et historienne de l’art Nadine Atallah.
Chercheuse associée au laboratoire InVisu (Cnrs/Inha), Atallah enseigne l’histoire et la théorie des arts à l’École européenne supérieure d’art de Bretagne, à Rennes (Eesab).
Sa lecture du livre «La Grande discorde» (1989) de l’historien tunisien Hichem Djaït (1935-2021) a accompagné la conception de cette exposition qui, comme elle le note, ne porte pas sur l’histoire de l’Islam, ni sur la religion, mais puise, plutôt, dans le potentiel de l’entreprise historiographique de Hichem Djaït pour questionner les façons dont nous donnons du sens, par la mise en récits et en images, aux périodes de tumulte.
Elle précise, aussi, qu’en plaçant la focale sur Mu’awiya, celui par qui s’acheva la première Fitna, il s’agit de questionner les possibilités et les conditions de sortie d’une crise. La tradition prête à Mu’awiya une sentence devenue proverbiale dont les usages et les significations diffèrent à travers les pays arabes : «S’il n’y avait entre moi et mes sujets qu’un cheveu, je le relâcherais quand ils le tirent, et le tendrais quand ils le laissent aller», une formule, qui comme elle le souligne, tout en évoquant un balancement contrôlé entre l’autorité gouvernante et les forces populaires, signifie une capacité d’agir des citoyens et des citoyennes, autant que de l’Etat.
«Le cheveu se fait l’image du lien fragile qui unit ces deux pôles de pouvoir ; à moins que ce ne soit l’interstice qui les sépare. Éloge de l’équilibre fluctuant, cette métaphore suggère que la stabilité n’est pas l’inertie. Dès lors, comment envisager ces forces en action ? Faut-il absolument préserver le cheveu ? Que se passerait-il s’il venait à se rompre ? Plutôt qu’une voie vers la stabilité en tant que futur idéal, sortir de la crise appelle peut-être un nouveau Big Bang. Et si la rémission passait par l’histoire ? Donner du sens à la fitna —c’est-à-dire faire histoire avec le trouble— c’est remettre en cause la méfiance fondamentale envers l’expression désordonnée de la liberté, c’est rejeter la conviction que le frein et la contrainte sont nécessaires à l’équilibre des sociétés. C’est se rappeler que l’univers est né du chaos», note encore la commissaire de l’exposition.
L’exposition est le fruit d’une réflexion partagée avec une vingtaine d’artistes de Tunisie et d’autres bords, sur et autour de ce corpus. «Le Collier de la colombe», traité sur l’amour composé par le poète Ibn Hazm au XIe siècle, a donné matière au rapprochement entre trouble politique et trouble passionnel (la fitna renvoyant à l’amour comme tentation…).
«Le cheveu de Mu’awiya» s’étend sur quatre étages et présente des œuvres artistiques provenant de diverses disciplines, nombre d’entre elles furent spécialement conçues lors de résidences au 32Bis.
Les œuvres qui ouvrent l’exposition, signées par Joëlle de La Casinière, Marwan Elgamal et Randa Mirza, interrogent la fabrique de l’histoire, ses silences et ses mythes.
Au premier étage, les travaux de Gouider Triki, Souhir El Amine, Abdoulaye Konaté, Amel Bennys, Jan Kopp, Huda Lutfi et Intissar Belaïd font écho aux imaginaires multiples liés au terme fitna et à la métaphore du cheveu de Mu’awiya.
Les œuvres d’Emmanuelle Andrianjafy, Nadia Kaabi-Linke, Lina Ben Rejeb, Siryne Eloued, exposées au deuxième étage, donnent à voir des formes et des paysages qui disent les luttes et les tensions de nos sociétés contemporaines.
Au troisième étage, les œuvres de Ngozi-Omeje Ezema, Doa Aly, Wiame Haddad, Dorothy Iannone, Sarah Pucci traduisent la douceur et la douleur de l’attachement. Des fragments de vécu se mêlent à des évocations romantiques et mystiques de l’amour et de la mort.
Et pour finir, les œuvres de Slavs and Tatars, Yazan Khalili et Lara Khaldi et des étudiant·e·s des instituts des beaux-arts de Tunis et de Sousse portent une réflexion autour des pouvoirs du langage. La lettre d’amour apparaît comme un moyen de créer un monde nouveau, pour contrer la violence de la réalité.
Autour de l’exposition et sous le signe d’un hommage à l’historien Hichem Djaït, sont proposés des discussions, des conférences et autres ateliers dans le cadre d’un programme public conçu par Hiba Abid, historienne de l’art islamique et conservatrice à la New York Public Library.
L’exposition se poursuit jusqu’au 31 octobre 2023.