Né le 15 janvier 1954 au Bardo, Mohsen Jendoubi signe en 1969 pour le Stade Tunisien (minimes), et dispute quatre ans plus tard sa première rencontre seniors. L’un des «Argentins» de légende joue en 1989 son dernier match. Entre 1980 et 1982, l’infranchissable digue stadiste va monnayer son talent dans le championnat saoudien au sein d’Al Ahly Jeddah aux côtés de Tarek Dhiab. Soulier d’Or du meilleur footballeur tunisien 1977, le défenseur central a pris depuis 2003 sa retraite anticipée de la compagnie nationale Tunisair.
Comment un défenseur de haut niveau comme vous peut-il passer toute sa carrière sans subir la moindre expulsion ?
Ce n’est pas très évident, mais cela ne m’est jamais arrivé malgré une carrière de seize ans au plus haut niveau. Je n’ai jamais été expulsé. Toute ma vie, je n’ai écopé que d’un seul avertissement, contre l’Oceano Club Kerkennah. Sous la conduite de Mokhtar Tlili, nous occupions une position dangereuse au classement. L’arbitre était algérien, je crois. Nous l’avons emporté (5-1). A la fin de la rencontre, pince-sans rire, beaucoup de supporters m’ont malicieusement félicité, comme si j’avais accompli un exploit. «Inchallah bel barka», me disaient-ils pour «fêter» ce premier carton jaune de ma carrière qui allait du reste s’avérer le seul tout au long de mon parcours.
Des regrets tout de même pour n’avoir remporté aucun trophée ?
Ce n’est pas ce palmarès désespérément vide qui m’exaspère. Cela ne me gêne pas aux entournures. Seulement, un sentiment d’injustice m’habite jusqu’à aujourd’hui : comment des générations aussi douées n’ont-elles jamais été sacrées ? La première comprenait les Faouzi Dahmani, Moncef Zarrouk, Noureddine Baccar, Moncef Ben Hmida, Ezeddine Bezdah, Naceur Kerrit, Ahmed Ezzine, Nejib Hlaiem, Abdallah Trabelsi, Ahmed Mghirbi… Puis arrive celle des Khaled Daâlouch, Abdelhamid Hergal, Noureddine Ben Arfa, Fethi El Jami, Mondher Ben Jaballah… Souvent, on était passé tout près du sacre.
Le cas avec André Nagy, par exemple ?
Ah oui, il nous arriva même de rester onze rencontres sans prendre de but, le premier encaissé cette saison-là survenant à Sousse face à l’Etoile du Sahel. Il faut dire que le grand Nagy construisait son édifice à partir, et autour, de la défense. C’est quelqu’un qui marque aussi bien dans l’organisation sur le terrain que dans la vie privée. Nous aurions logiquement dû enlever deux ou trois championnats. Au tirage au sort de la coupe, tout le monde craignait de tomber sur le Stade. Depuis quelques saisons, désormais, c’est malheureusement l’inverse.
Dites-nous, Nagy a-t-il été votre meilleur entraîneur ?
Bien sûr. Mais je citerais avec lui Abdelmajid Chetali que vous sentez très proche de vous lorsque vous traversez des crises, des moments pénibles. Je n’oublierais pas non plus Amor Mejri, mon premier entraîneur chez les jeunes Stadistes. J’étudiais au lycée Khaznadar, et m’avérais très brillant en gymnastique. Si Amor, qui était mon Prof de sport, a voulu me prendre avec lui au ST. J’ai arrêté une saison avec le départ de Mejri. A son retour, la première chose qu’il a faite a été d’aller me chercher et d’insister afin que je reprenne ma carrière.
Quelles étaient vos idoles ?
Mohsen Habacha et Ahmed Mghirbi qui m’avait offert un jour son survêtement. J’ai joué à ses côtés cinq bonnes saisons, apprenant beaucoup de lui. A l’étranger, l’Allemand Franz Beckenbauer et le Brésilien Luis Pereira étaient mes joueurs préférés.
Vos parents vous ont-ils encouragé à pratiquer le football ?
J’ai dû mentir à mon père Rabah, agent à la SNT, décédé en 2010. Dans ma famille, nous sommes douze frères et sœurs. Je lui répétais qu’au lycée, on exigeait que je joue dans un club afin de pouvoir poursuivre ma scolarité. J’ai poussé mes études jusqu’à la 6e année secondaire. J’ai par la suite été recruté par Tunisair. Et vous savez quelles étaient les questions sur lesquelles j’ai été admis au test de recrutement ? Quels sont les résultats de la Tunisie en coupe du monde 1978 à laquelle je venais de participer. C’était difficile, non ?….
Justement quels sont les facteurs décisifs ayant permis l’accomplissement d’une telle saga ?
J’ai profité des rites d’El Omra pour visiter mon ancien club en Arabie Saoudite, Al Ahly Jeddah. J’ai été agréablement surpris par l’accueil qui m’a été réservé. C’était comme si je jouais toujours avec eux. C’est dire que cette campagne mondialiste a agi comme une révélation, une caisse de résonance pour notre football. Notre réussite a été rendue possible d’abord par la qualité des dirigeants de l’époque: les Foued Mbazaâ, Slim Aloulou, Boubaker Ben Jerad, Moncef Foudhaili… Je me rappelle qu’avant le match contre l’Algérie, le ministre des Sports, Foued Mbazaâ, se soignait en France d’où il nous parla un à un au téléphone, répétant à chaque joueur : «Soyez certains qu’une victoire m’aidera à guérir très vite !». Au même moment, on apportait à l’hôtel un carton contenant des maillots portant les noms de chaque joueur. Un cadeau de Si Foued. Tous les staffs, technique, médical, administratif apportèrent une contribution décisive. Et puis, le talent ne manquait pas. Les entraîneurs, qui étaient capables de composer une équipe d’une même qualité à partir des remplaçants insistaient sur le travail spécifique: les attaquants d’un côté, les défenseurs de l’autre… C’était presque un entraînement personnalisé. Le Yougoslave Dietscha (ex-CSHL, CA…) s’illustrait particulièrement dans cette «spécialisation».
Quel a été le match le plus difficile durant la campagne argentine ?
A Lagos, contre le Nigeria. Déjà en entrant sur le terrain, les Green Eagles nous poussaient et montraient des crampons acérés et hauts de deux centimètres. Ils voulaient nous intimider. Les magiciens étaient partout au stade Surulere. Mais nous étions les meilleurs, et avions confiance en nos moyens. Il y eut également le match d’Alger. Alors que les Algériens chauffaient l’ambiance, nous chantions «Ya salat ezzine ala Tounès». Après le nul (1-1) qui nous qualifiait, dans le tunnel menant aux vestiaires, les Cerbah, Keddou… nous ont agressés. En leur échappant, nous tombions sous les coups de crosse de la police. Il n’y eut que Dahleb qui était venu nous féliciter.
Le meilleur match que vous avez livré ?
Malgré la défaite (1-0) à Conakry contre la Guinée, j’ai atteint le top dans ce match des éliminatoires de la coupe du monde. J’avais en effet affaire à Cherif Souleymane qui allait remporter quelques mois plus tard le Ballon d’Or africain. Il était plus petit que moi, mais très puissant et véloce. Abdelmajid Chetali m’alignait surtout dans les matches à l’extérieur. Le marquage à la culotte était alors de rigueur.
En phase finale en Argentine, à la mi-temps de votre première sortie, vous étiez menés par le Mexique (1-0). On était alors à mille lieues de l’ébouriffante épopée que vous alliez écrire, non ?
A la pause, Chetali martelait qu’un Tunisien ne baisse jamais la tête. On le vit fouiller dans son sac, et on croyait qu’il allait tirer des citrons, des oranges, ou je ne sais quoi encore. Eh bien, non. Il a tiré un drapeau national qu’il a accroché au tableau noir puis s’est tu. Un silence assourdissant s’est installé dans les vestiaires, dans le ventre du stade Dr Lisandro de la Torre de Rosario, si loin de notre pays. Même battus par la Pologne, nous étions habités par un sentiment de conquête, et donnions le maximum.
Sauf que, dans les dernières minutes face à l’Allemagne, vous avez donné l’impression de vous contenter du nul (0-0) qui vous éliminait pourtant ?
Chetali était fou furieux après le match: il nous reprochait d’avoir joué la passe à dix dans les derniers instants. «Vous ai-je demandé de jouer pour le nul ? Est-ce que ce point nous qualifie ?», nous criait-il, hors de lui.
Quelle a été votre prime ?
Trois mille dinars, je crois.
Quel attaquant vous a donné le plus de fil à retordre ?
Feu Mohamed Ali Akid, surtout dans le jeu aérien. Et Moncef Khouini quoiqu’il ne soit pas aussi grand que Akid, sans oublier l’insaisissable Temime.
Votre plus mauvaise sortie ?
Face au CSS (nul 3-3). Face à l’OK aussi; nous menions 3-0 après 17 minutes de jeu au Zouiten. Avant de tomber dans la facilité. Les Keffois allaient égaliser.
Quel est, à votre avis, le meilleur footballeur tunisien de tous les temps ?
Tarek et Agrebi. Diwa aussi d’après ce qu’on nous disait sur son compte. Sans oublier Chaïbi contre lequel je n’ai joué qu’un match amical, ce qui a été largement suffisant pour me rendre compte de toute sa puissance et de son immense talent.
Pourquoi avez-vous totalement rompu avec le football une fois les crampons rangés ?
Totalement rompu, non. J’ai en fait entraîné un peu: les clubs de Cité El Khadhra, Jedaida, en Arabie Saoudite aussi. Pourtant, j’aime trouver une relation semblable à celle que j’entretenais avec Chetali. Du respect et de la passion. Je me rappelle que, contre la Suède, en amical, j’étais malade. J’ai demandé à mon ami Amor Jebali de se préparer, parce qu’il n’y avait aucune jalousie, ni calculs égoïstes. Ce n’est plus le cas aujourd’hui où les egos sont surdimensionnés.
Comment passez-vous vos journées ?
Je ne suis pas porté sur les cafés. Je préfère regarder à la TV les émissions sportives et les débats politiques, les séries ou sitcoms genre Choufli Hal, les pièces de Mokdad. Je suis fan de Nadal. J’assiste aux rencontres-chocs de handball, de basket-ball…
Si vous n’étiez pas dans le sport, quel genre d’activités auriez-vous suivi ?
J’aurais été un Uléma (savant) de religion. Les affaires de notre religion me passionnent énormément.
Un projet qui vous tient toujours
à cœur ?
Venir en aide aux anciens joueurs qui vivent aujourd’hui dans le besoin. Un lion en son temps comme feu Abdallah Trabelsi, ancien gardien du ST et de l’équipe nationale, pouvait-il vivre dans l’obscurité de la misère et les ténèbres du dénuement ? Inadmissible ! Un champion comme Chaïbi pouvait-il vivre une précarité aussi épouvantable avant son décès ? J’ai vraiment de la peine pour tous ces monuments du sport dans notre pays !
Que représente pour vous la famille ?
L’ultime refuge. Je me suis marié en août 1978, juste après l’Argentine, à seulement 22 ans, avec Meherzia, une voisine. J’ai huit enfants : Wissal, issu de mon premier mariage qui n’a pas duré; puis de mon épouse actuelle Islam, Anouar, Akram, Ali, Imène, Asma et Lobna.
Que manque-t-il au Stade Tunisien aujourd’hui ?
Les hommes d’affaires stadistes doivent apporter les fonds nécessaires à des recrutements de valeur. Chacun doit contribuer à redonner au club ses titres de noblesse. On ne doit pas laisser le président du club lutter seul.
Enfin, êtes-vous optimiste pour l’avenir de la Tunisie ?
Cette minuscule «tache» sur la carte, nous devons nous employer à en donner la meilleure image possible. L’intérêt du citoyen doit primer.