Abstraite à l’extrême et indéchiffrable que seule la sensibilité peut en démêler les codes, une œuvre tridimensionnelle qui se construit sur une scène aux limites indéfinies. Les acteurs sont des corps, des voix, des énergies, le récit est absent, mais le verbe est tranchant. Taoufik Jebali reprend une œuvre marquante, celle qui a tracé une voie il y a de cela vingt ans, intemporelle, universelle, humaine et spirituelle et à la fois hautement sophistiquée.
«C’est ainsi que je suis devenu fou. Mais dans ma folie, j’ai trouvé à la fois la liberté et la survie. La liberté de la solitude et la survie que les gens atteignent mon être. Parce que ceux qui y arrivent asservissent une partie de nous-mêmes.”
Plus de vingt ans après, Taoufik Jebali revient à ses anciennes amours, ouvre le tiroir de son répertoire et replonge dans une œuvre qui a déjà exalté aussi bien lui que ses comédiens et le public. Extrémiste, c’est le mot qui nous vient en tête pour qualifier ce travail, créé en 2001, repris plusieurs fois, et voilà que cet exercice tente encore une fois le créateur Taoufik Jebali. Cette tentation qui, décidément, devient cyclique vient certainement de ce besoin d’une voix nous poussant vers notre humanité, vers la clémence, une voix qui s’élève au-dessus de l’autoritarisme, de l’exclusion, une voix prophétique, une voix spirituelle, la voix d’un fou, la voix de Gibrane.
C’est dans la voix de Gibrane que Jebali et nous, par défaut, retrouvons des repères dans cet éclatement, des références dans cette perdition, une évasion bien consciente dans ces visions qu’elle crée et opère.
La voix de Gibrane portée par des voix au féminin se disperse à l’infini dans un exercice toujours aussi périlleux d’adaptation à haute voltige. Taoufik Jebali s’approprie le texte— une œuvre majeure de Gibrane— et en fait une œuvre majeure dans son propre répertoire. Sans perdre son essence, sans se perdre dans les mots, c’est tout l’univers de l’auteur qui est posé sur scène dans une mise en espace, en lumière, en sons pour que rien ne dépasse, rien ne déborde et rien ne trahit dans un magnifique acte de liberté, un acte libérateur et transgressif.
Entre Jebali et Gibrane, les âmes se rencontrent, se frottent, se collent et se dissoudent l’une dans l’autre, nous retrouvons autant de distanciations que d’identifications, le mot est un son qui subit toutes les contorsions possibles, se dilate, s’étire, se condense et se rétracte à l’image de ces corps tendus, vibrants, dansant une sonorité inhabituelle, celle d’un univers éclaté, sans harmonie particulière que celle d’une pensée, d’une contemplation.
D’une extrême densité, “Le fou” de Jebali est esthétique, les peintures de Gibrane exercent une superposition de plus sur des corps porteurs de sens, une peinture en mouvement, dans une ascension transcendantale nous offrant une immersion pure où tous les artifices se transforment en un voile translucide qui nous enveloppe et nous transporte et duquel nous avons du mal à émerger et… Encore une fois on n’en sort pas indemne.