Accueil Magazine La Presse Abdelmajid Ben Mrad, ancien attaquant de l’EST: «Je fonctionne au kif, au plaisir !»

Abdelmajid Ben Mrad, ancien attaquant de l’EST: «Je fonctionne au kif, au plaisir !»

Cheveux au vent et pattes de rigueur, un peu dans le style d’un des «fabulous four» Beatles, d’un Mick Jagger des Rolling Stones, ou d’un membre des Who, Abdelmajid Ben Mrad a promené longtemps son talent fou fou sur les pelouses du pays. Il a, de la sorte, incarné non seulement le foot des sixties et seventies, mais également le «sound» romantique et spontané de cette période bénie pour les puristes.

Né le 25 février 1949 à Tunis, «Majda», ou «Riva» pour les intimes, a signé en 1962 sa première licence chez l’équipe Ecoles de l’EST. Son premier match seniors a été un derby de 1966 contre le CA conclu sans vainqueur ni vaincu (0-0), alors que le dernier, il le disputa le 24 juin 1979 en finale de la Coupe de Tunisie devant le SRS d’antan (3-2). Ben Mrad a également porté de 1979 à 1981 les couleurs de Médine, en Arabie Saoudite, tout en renforçant l’équipe nationale de 1968 à 1974.

Abdelmajid Ben Mrad, dans le genre les Artistes associés, le tandem que vous formiez avec Abdeljabbar Machouche ressemblait à certains égards à celui qui faisait en votre temps fureur à l’Olympique Marseille composé du Yougoslave Josip Skoblar et du Suédois Roger Magnusson. Est-ce votre impression aussi ?

Dans une certaine mesure. J’adressais des passes «en aveugle» à Machouche. Sans avoir nullement besoin de lever la tête, je sentais instinctivement où il se trouvait. Doté d’un extraordinaire sens du placement, Abdeljabbar reste un chasseur de buts hors pair. S’il n’y avait pas Machouche, il n’y aurait pas eu Ben Mrad, et vice-versa. L’inspiration de l’un se conjuguait à l’opportunisme de l’autre. Dans l’histoire de l’Espérance, il y a eu deux grands tandems de légende : d’un côté, Abderrahmane Ben Ezeddine et Abdelmajid Tlemçani fin des années 1950-début des années soixante. Et d’un autre celui que je composais avec Machouche. 

Et ce but inscrit le 6 février 1972 à El Menzah en huitièmes de finale de la coupe de Tunisie face au Club Sportif Sfaxien (victoire 3-1) et resté dans les mémoires ? D’aucuns trouvent que vous vouliez humilier votre adversaire…

Avec du recul, je regrette ce geste technique : j’élimine deux ou trois défenseurs, puis le gardien Abdallah Hajri, marque un temps d’arrêt sur la ligne de but avant de pousser d’une talonnade le ballon dans les filets. La fédération a pris les devants en m’adressant un blâme. Je n’étais nullement animé par un quelconque esprit de revanche, loin de là. Car il faut rappeler que le CSS venait de nous battre (1-0) quelques mois plus tôt en finale de la coupe de Tunisie. Les Trabelsi, Graja, Najjar… sont tous comme des frères pour moi. Pas de ressentiment, mais plutôt un coup de feeling. Je fonctionne comme cela: au kif, au plaisir. Non, il ne faut pas prendre les choses autrement.

Le «Kif» et le plaisir: est-ce là votre définition du football ?

Oui, comme tous les arts, du reste. Le football, c’est le 8e art, la 8e merveille du monde. Je le conçois en tant que tel, loin des calculs étriqués ou du tribalisme rigide et aveugle.

S’il en est ainsi, pourquoi avez-vous pris vos distances très tôt par rapport à ce jeu donc ?

Je crois avoir fait le tour du sujet. Je venais de décrocher le deuxième degré à l’INF de Vichy (France) sous les ordres de Gérard Houiller. En 1981-82, j’ai exercé parmi les jeunes de l’EST, puis assisté Mrad Mahjoub à la tête de l’équipe première. Ne sachant pas faire les choses à moitié, quand je regarde comment on traite actuellement les entraîneurs, je suis dégoûté. L’argent, je m’en balance complètement; la dignité et le respect avant tout. J’ai également tenté quelques expériences en qualité d’entraîneur de l’Union Sportive Maghrébine et de Jedaida. J’ai également fait le directeur technique à l’Avenir Sportif de Gabès, et le président d’El Menzah Sport.

Vous avez été la coqueluche du public espérantiste. Cela ne vous était jamais monté à la tête ?

Non, jamais. Coqueluche, idole ou tout ce que vous voulez, cela m’a fait aimer les gens un peu plus parce que je savais que je leur donnais du plaisir sans vraiment me prendre pour ce que je ne suis pas. Matériellement, je n’ai certes presque rien gagné. Toutefois, l’Espérance m’a tant et tant donné. C’est ma seconde famille.

Tout jeune, quelle était votre idole?

Incontestablement l’enfant de mon quartier à Bab El Khadhra, Farzit. Un monstre qui réussissait à faire avec le ballon tout ce qu’il voulait. Des feintes sans qu’il ait le ballon. Des choses parfois incroyables. Je restais longtemps médusé devant ses gestes techniques, à admirer ses inventions, à mémoriser et apprendre. Bref, c’est un monstre qui m’a beaucoup appris.

Cette race de joueurs ne s’était plus renouvelée, non ?

Le talent s’est tari, on a aujourd’hui des automates, des joueurs standardisés et incapables de vous surprendre. Le côté physique l’emporte sur la technique. On ne trouve plus maintenant un Abdelwahab Lahmar, un Jamel Naoui, un Temime Lahzami, un Ammar Merrichko, un Rachid Troudi, un Chedly Laâouini, un Rached Meddeb… Non, la dernière génération qui avait de la qualité, c’était celle d’Abelhamid Hergal, Ferid Belhoula, Khaled Ben Yahia… Depuis, c’est le néant.

Quelle est la sélection la plus forte de l’histoire du football tunisien ?

Bien sûr, celle de 1978 et de l’aventure argentine. Complète dans tous les compartiments, et tout à la fois spectaculaire et efficace, elle n’aura plus jamais son pareil. Bref, elle reste inimitable.

Et dire que vous avez failli en faire partie et partir pour Rosario et Cordoba. Qu’est- ce qui vous en a empêché ?

Je n’avais alors que 29 ans, l’apogée pour un joueur. Toutefois, j’ai dû arrêter ma carrière internationale très tôt, à seulement 24 ans. J’ai été suspendu par l’Espérance Sportive de Tunis durant un an à cause d’un litige avec le vice-président, Me Abderrahmane El Hila. On m’avait accusé de comploter afin d’installer Tahar Belkhodja à la tête du club, en lieu et place de notre président Hassène Belkhodja. Après cette saison de suspension, en pleine assemblée générale de mon club, un supporter était intervenu pour s’étonner qu’Abdelmajid Ben Mrad n’évolue plus avec l’équipe seniors.

Malicieux, Hassène Belkhodja se retourna vers notre entraîneur Hmid Dhib pour lui demander, l’air médusé : «Que se passe-t-il Si Hmid ? Avez-vous convoqué Majid au stage d’intersaison qui va commencer demain» ?».

Avez-vous repris alors vos activités ?

Oui, pour une dernière saison sous les couleurs «sang et or» qui allait être la meilleure de toute ma carrière d’autant que je tenais à mettre certaines choses au point et à prendre ma revanche.

Cette année 1979, nous avons remporté la coupe de Tunisie devant le Sfax Railways Sport en finale après deux éditions (0-0, puis 3-2). La saison d’après, j’ai rejoint le club saoudien de Medine, en compagnie de mon copain du Club Africain, Mohamed Naouali Gouchi.

Avec du recul, regrettez-vous d’avoir quitté l’équipe de Tunisie à 24 ans, et d’avoir ainsi raté un moment historique, la coupe du monde en Argentine ?

Non, je ne regrette rien. Y compris dans la vie, je ne sais pas tenir longtemps dans un seul coin. C’est ma nature. En débarquant à la tête du Onze national, André Nagy nous soumettait à un régime de préparation sévère, impitoyable, spartiate. Cela a fini par m’écœurer : se réveiller chaque matin pour effectuer une série interminable de sprint, comme des chevaux de course. Non, je n’étais pas le genre. Cela collait très peu à ma nature. Et ce qui devait arriver arriva. J’ai eu une vive altercation avec Nagy. Depuis, j’ai claqué la porte.

Quel est votre meilleur match en sélection ?

Contre l’Egypte, le 17 décembre 1972. Nous l’avons emporté (2-0) dans le cadre des éliminatoires de la coupe du monde 1974 en RFA (Allemagne).

Cette équipe a marqué les esprits en décrochant la médaille d’argent aux Jeux méditerranéens 1971 à Izmir…

Je n’ai pas participé aux deux derniers matches du tournoi, le 12 octobre en demi-finales (victoire 1-0 contre la Syrie) et le 16 octobre en finale (défaite 1-0 face à la Yougoslavie). J’avais mis le plâtre. Mais toute l’équipe guidée par Ameur Hizem a sorti un tournoi du tonnerre. Avec toutefois mention spéciale à Tahar Chaïbi, époustouflant de brio. Il est de la race des champions. A 25 ans, il aurait pu jouer au Real, au Barça ou dans un tout autre grand club d’Europe, et, sans exagération aucune, comme titulaire à part entière. Il était fabuleux ! Mais l’envie de caresser une nouvelle aventure lui manquait. Cela a été beaucoup plus déterminant que le veto que lui opposait le Club Africain.

A propos, quelle a été votre prime après la deuxième place d’Izmir?

Un montant de 150 dinars pour chaque joueur.

Pourquoi de votre temps, l’équipe nationale piochait-elle souvent devant les sélections d’Afrique noire ?

Nous connaissions assez mal leur football.

De plus, notre pays était très mal représenté au niveau des instances continentales de football. Pourtant, croyez-moi, si un jour elles étaient opposées, la sélection de 1971 aurait battu à plate couture celle de 1978. D’ailleurs, nous avions un jour battu l’équipe de Chetali, mais dans un match entre vétérans. Il faut croire qu’Ameur Hizem avait balisé le chemin devant Abdelmajid Chetali qui a su gérer son effectif et en tirer le maximum.

Ressentez-vous des regrets pour n’avoir pas embrassé une carrière professionnelle en Europe ?

Non, pas le moindre regret même si j’ai passé tout un été en stage avec l’équipe de L1 française, l’AS Monaco. J’ai même inscrit un but dans un match amical contre les Allemands du FC Cologne renforcés par leur maître à jouer, l’incomparable Wolfgang Overath qui allait égaliser quelques minutes plus tard.

Hassène Belkhodja a tranché en me disant que, moyennant une amélioration de ma situation sociale, je devais rester à l’EST. Il m’a piloté vers le P.-d.g. de la Snit et président du Club Africain, Saïd Néji, pour choisir un appartement à la cité Al Izdihar, près de Tunis.

Que comptez-vous à votre palmarès au juste ?

Avec l’EST, j’ai brandi trois championnats (1970, 1975 et 1976), et une coupe de Tunisie (1979). J’ai en revanche perdu trois finales de Coupe de Tunisie (1969, 1971 et 1976). Avec l’équipe nationale, j’ai été médaillé d’argent aux Jeux méditerranéens 1971 à Izmir, en Turquie.

A votre avis, quel est le plus grand footballeur tunisien de tous les temps ?

Au dessus du lot se maintient Farzit l’inégalable. Il y a eu d’autres monstres sacrés : Noureddine Diwa et Tahar Chaibi, par exemple. 

Et les plus grands entraîneurs ?

Il y en eut beaucoup: Abderrahmane Ben Ezeddine, un renard du foot, le Hongrois Sandor Pazmandy qui a installé dans notre foot la ligne et le hors jeu-piège, notre maître à tous Ameur Hizem, c’est «El Maâlam», l’Italien Fabio Roccheggiani, Mrad Mahjoub, Abdelmajid Chetali…

Que pensez-vous de l’Espérance d’aujourd’hui ?

Elle pète la santé, et on ne peut pas demander davantage. Il faut dire qu’elle a la chance de compter un président de l’envergure de Hamdi Meddeb qui est un frère pour moi.

Je demeure toujours à la disposition de ma seconde famille.

Quelle place occupe la famille pour vous ?

La famille, c’est le bonheur, l’accomplissement total. Après une idylle d’amour, et alors que je n’avais que 23 ans, j’ai épousé Amel, une basketteuse de l’Association Sportive Féminine.

Nous avons eu Mehdi, ancien libero ou pivot de la sélection olympique qui a finalement préféré se consacrer à ses études plutôt qu’au football. Il est commandant de bord, et instructeur de pilotage. Il passe les examens aux pilotes de ligne. Nous avons également Meriam épouse Hichem Chebil, un Etoilé pur jus.

Tous mes petits-enfants auxquels je réserve un temps fou m’appellent affectueusement «Majda». 

Enfin, comment passez-vous votre temps libre, et vous en avez énormément, je suppose ?

J’aime la musique et le cinéma. A un certain moment, j’ai collectionné près de 1500 CD, et ouvert un Vidéo-club à Tunis. J’aime écouter la diva Oum Kalthoum, le maître Mohamed Abdelwahab, et Karem Mahmoud. En mai-juin 1968, lors des deux galas animés par Kawkab Echarq au Palais des sports d’El Menzah, notre célèbre dirigeant Ali Ourak a offert à chaque joueur un billet pour aller voir le gala. Il valait alors 30 dinars alors que mon salaire était de 27 dinars.

Eh bien, mon ticket, je l’ai offert à mon père Ahmed qui adorait «Thouma», et il en fut transporté de bonheur. Dans son esprit, c’était comme si un billet de pèlerinage à la Mecque lui tombait miraculeusement du ciel…

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