N’y allant pas de main morte, la Tunisie a décidé de mettre fin à l’hémorragie provoquée par l’accord de libre-échange avec la Turquie. A l’origine d’un déficit commercial béant, cet accord vient d’être révisé conformément aux réglementations de l’OMC. Lazhar Bennour, directeur général au sein du ministère du Commerce et du Développement des exportations, en parle plus en détail.
Revenons d’abord sur le processus de révision de l’accord de libre-échange avec la Turquie. Pourquoi cette décision a-t-elle été prise ?
Le processus a réellement démarré, il y a plus d’un an, en octobre 2022. Les autorités tunisiennes ont appelé de leurs vœux un équilibrage des échanges commerciaux entre les deux pays, lesquels échanges sont marqués par une aggravation du déficit commercial avec la Turquie. Nous avons donc agi comme le stipulent les dispositions de l’accord signé entre les deux parties. Le conseil d’association présidé par les deux ministres du Commerce tunisien et turc et le comité technique de l’association, présidé par les deux directeurs généraux de la coopération, ont entamé, alors, une série de réunions techniques. Après moult discussions, la Tunisie a proposé de supprimer les droits de douane appliqués à des produits de consommation dont l’importation est en train d’augmenter et d’en instaurer pour les biens de consommation ayant un similaire fabriqué localement. L’objectif est d’atténuer le déficit commercial avec la Turquie qui n’a cessé de se creuser et de protéger le tissu industriel tunisien. Au terme des premiers échanges, on a remarqué, au début, une réticence de la part des Turcs. Alors la Tunisie a signalé qu’en cas de refus de la révision de l’accord, elle a la possibilité de prendre des mesures unilatérales, sans concertation. Mais nous avons opté pour la coordination afin d’aller vers une solution concertée. Pourquoi ? Parce qu’en matière de diplomatie économique, la Tunisie a l’habitude de respecter ses engagements et que les relations diplomatiques économiques sont fondées sur la confiance et la crédibilité. La Tunisie est crédible, et le restera toujours quand il s’agit de ses engagements envers ses partenaires étrangers. Le premier objectif était, donc, d’atténuer le déficit commercial et de protéger tout un pan du tissu industriel local désormais menacé mais aussi d’œuvrer à favoriser un meilleur accès de certains produits agricoles et agroalimentaires au marché turc. Ainsi, nous avons obtenu des quotas annuels pour un ensemble de produits, tels que les dattes, les artichauts, l’harissa, le vin… Et parallèlement, et c’est à mon sens le volet le plus important, la Tunisie et la Turquie organiseront un forum économique, qui s’inscrit dans le cadre d’un nouvel esprit, une nouvelle vision plus englobante qui vise à booster aussi bien le commerce que l’investissement.
Cette décision n’aura donc pas d’impact sur les relations entre les deux pays ?
Non pas du tout. La preuve, nous avons remarqué qu’il y a un engagement de la partie turque de renforcer ses relations économiques avec la Tunisie. Nous parlons maintenant économie et pas uniquement commerce. Le commerce concerne une liste de produits mais la dimension économique fait référence à la création de richesses. Les Turcs sont persuadés que la Tunisie est un partenaire de taille sur les plans économique et stratégique. C’est pour cette raison qu’ils ont accepté notre demande et ils savent pertinemment que notre relation commerciale peut revêtir une dimension plus économique qui permet de créer de la valeur.
Un partenariat gagnant-gagnant. C’est la raison pour laquelle ils se sont engagés à organiser un forum économique tuniso-turc qui a pour objectif d’encourager les hommes d’affaires turcs à investir en Tunisie. Il y a des secteurs-clés qui intéressent les investisseurs turcs et même des projets sont en vue. Je rappelle ici que la Turquie est une puissance économique régionale avec laquelle on doit composer et nous avons beaucoup à gagner en développant une relation économique avec ce partenaire. C’est un acteur important en Méditerranée, au Moyen-Orient et en Europe, avec lequel nous devons composer. Ce que j’ai remarqué c’est qu’on a un peu politisé ce dossier. Non. C’est faux. Car, pour la Tunisie, le principe est aujourd’hui simple: Chaque accord qui ne bénéficie pas à notre pays, nous sommes prêts à le réviser, quel que soit le partenaire. Car nous devons défendre nos intérêts économiques et notre tissu industriel. C’est le fondement de notre nouvelle politique.
Dans le cadre de cette approche, nous sommes en train d’évaluer tous les accords. Nous essayerons de bien exploiter les opportunités offertes par chacun d’entre eux. S’il s’avère qu’un de ces accords compromet les équilibres économiques de la Tunisie et la viabilité de notre tissu industriel, nous n’hésiterons pas à le réviser. Notre objectif est de défendre les intérêts de la Tunisie, quel que soit le pays partenaire.
Quand ces droits de douane entreront-ils en vigueur ?
C’est à partir de janvier 2024 que les droits de douane seront appliqués à une liste de produits qui bénéficiaient auparavant d’une exonération. Cette mesure sera mise en œuvre pour une durée de 5 ans conformément à l’accord et aux réglementations de l’OMC.
Est-ce qu’il y a des objectifs chiffrés en matière de réduction du déficit commercial avec la Turquie ?
Nous avons réalisé des simulations. Nous souhaitons améliorer notre taux de couverture avec la Turquie et diminuer ce déficit commercial qui est devenu chronique. Et d’ailleurs, nous avons remarqué que ce déficit est en train de baisser. La diminution va s’accélérer à partir de 2024. De plus, avec cette tendance consistant à encourager les Turcs à investir en Tunisie, la balance va être de plus en plus équilibrée.
Et pour conclure ?
Les accords commerciaux que la Tunisie a signés sont un outil et un cadre propices au développement des exportations tunisiennes ainsi qu’à l’organisation et à la structuration de nos échanges avec l’extérieur. Mais si on constate qu’un accord pourrait aggraver le déficit commercial de la Tunisie ou menacer une filière industrielle locale, nous n’hésiterons pas à intervenir et à utiliser tous les moyens et tous les outils disponibles pour réagir et empêcher cette détérioration du déficit. Pour ce faire, je pense que la meilleure approche ne réside pas dans l’augmentation des droits de douane mais plutôt dans l’amélioration de la compétitivité de la production nationale et de la capacité à résister à la concurrence. Il faut surtout exploiter les opportunités offertes par les accords de libre-échange d’un point de vue fiscal et douanier tout en tenant compte des aspects partenariat, transfert de technologie et investissement qui vont contribuer à la création de richesse et de l’emploi pour les Tunisiens.