Rien de mieux que de la bonne lecture pour accueillir cette nouvelle année, et de préférence une lecture qui secoue, qui éveille et qui détonne en ces temps de léthargie humaniste et humanitaire. Le très détonant recueil de nouvelles «Les Carnets d’El Razi» d’Aymen Dabboussi tombe à pic. Pour les lecteurs francophones, une version en langue française de l’originale en arabe (éditée par Dar el Jamal en 2017) est disponible depuis octobre 2023 dans la collection Khamsa (une coédition [barzakh] Editions Philippe Rey).
Traduit de l’arabe par Lotfi Nia, «Les Carnets d’El Razi» nous plonge dans le quotidien loufoque et sombre d’un clinicien dans un hôpital psychiatrique en Tunisie, fait d’une suite de notes, de « rognures » consignées, sans but apparent, au fil des consultations qu’il donne à ses patients. Car il est psychologue clinicien et passe ses journées à l’hôpital psychiatrique El Razi, dans la banlieue de Tunis.
Ses patients portent tous des noms de personnalités célèbres — de Dostoïevski à Mademoiselle Cioran, en passant par Mohammed Ali… Des hommes et des femmes en apparence drolatiques, que le narrateur dépeint d’une plume alerte en de courts chapitres. Mais ce quotidien bien rodé cède bientôt la place à une farce dramatique : la réalité tangue. Et c’est au tour du narrateur-psychologue de dévier et dériver dans des obsessions et dimensions hallucinatoires. De soignant à soigné, il se voit assigner un certain Lazer, un «psychanalyste lacanien», qui se perd en considérations oiseuses. Il va même côtoyer le fantôme de son illustre prédécesseur, Frantz Fanon, qui œuvra durant cinq ans à l’hôpital El Razi et qui propose à son étonnant patient une nouvelle thérapie… Les dépressifs ou les schizophrènes que le narrateur soigne et accompagne, ainsi que ses propres égarements et récits chimériques sont ici autant de symptômes d’une société gangrenée par l’hypocrisie sociale, les superstitions, une religiosité maladive, ou la bureaucratie aveugle.
A lire aussi, dans un autre registre, le très méticuleux «Mohamed-Salah Mzali, au fil de ma vie». Coédité par Cérès éditions-Beït Al Hikma et l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain (Irmc) et qui est consacré à la vie et au parcours de Mohamed Salah Mzali (1896-1984).
Grand commis de l’Etat, réformateur, caïd, plusieurs fois ministre, Grand vizir de Lamine Bey, déporté par les Français, prisonnier de Bourguiba, Mohamed-Salah Mzali est un homme de pouvoir. Il fut le premier Tunisien à soutenir une thèse de doctorat en économie après une brillante scolarité à Sadiki et au lycée Carnot. Historien, érudit, sauveur des archives de Kheireddine Pacha, il contribuera à inscrire ce dernier dans l’historiographie nationale.
Le livre, qui est un précieux travail de 772 pages, préfacé par Kmar Bendana et agrémenté d’une riche iconographie, souvent inédite (110 photographies), met au jour les mémoires de l’écrivain méconnu, figure intellectuelle et politique majeure du tournant du protectorat, et propose un appareil critique historique par Elyès Jouini, qui est l’administrateur de l’Institut universitaire de France et professeur à l’Université Paris Dauphine-PSL où il est titulaire de la chaire Dauphine-Unesco.
La première partie du livre, reproduit «Au fil de ma vie», les mémoires de Mohamed-Salah Mzali qui était imprégné de culture classique. Elle retrace les étapes d’un parcours d’exception, de l’enfance jusqu’à une retraite tourmentée après une fulgurante carrière. Le ton, mesuré et tranchant, est à l’image de l’homme : habile séducteur, mais réservé face aux ors du sérail et sensible aux dérives de l’hybris. S’il finit écarté des centres du nouveau pouvoir, il n’en livre pas moins un témoignage « de bonne foi » au lecteur soucieux de saisir les soubresauts d’un siècle qu’il traverse tantôt en fin politique, tantôt en promeneur méditatif. Dans la deuxième partie, baptisée «L’intellectuel et l’homme d’Etat», Elyès Jouini poursuit le travail entamé dans le premier volet largement enrichi de notes explicatives, et nous propose une deuxième œuvre qui procède à un rare décryptage et à une mise en contexte historique de l’homme et de l’œuvre. Il restitue fidèlement un personnage de grande envergure à l’histoire politique, sociale et culturelle. Et nous plonge dans la première partie du XXe siècle en Tunisie, à travers le prisme de l’aboutissement d’une trajectoire familiale marquée par une ascension continue vers et dans le makhzen. La trajectoire personnelle de Mohamed-Salah Mzali, étant celle de l’émergence d’une nouvelle méritocratie s’appuyant sur les études. Car il incarnait cette frange du makhzen, inscrite dans la modernité, qui a cru en la possibilité d’un passage progressif de la féodalité à la modernité, d’une accession en douceur de la Tunisie et des Tunisiens vers la maîtrise de leur destin.
Bonne lecture.