Existait-il réellement «une chambre noire» au sein du ministère de l’Intérieur dans laquelle seraient dissimulés des documents classés top secret ? De nombreux autres documents ont été saisis dans l’appartement de l’énigmatique Mustapha Khedher.
La Chambre pénale près le Tribunal de première instance de l’Ariana a examiné ce jeudi 18 janvier cette affaire complexe et a décidé de la reporter au mois d’avril à la demande de la défense. L’enquête judiciaire n’a toujours pas livré tous ses secrets. Elle a toutefois mis en doute l’indépendance et l’impartialité de la justice à l’époque du déclenchement de l’affaire suite à l’arrestation de Mustapha Khedher.
En 2014, ce dernier n’a été condamné que pour «possession illégale de documents d’Etat et de matériel électronique importé sans autorisation douanière», sans lien aucun avec les deux assassinats politiques des deux opposants Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, et a été libéré en janvier 2022 après avoir purgé une peine de huit ans et un mois de prison. Aujourd’hui, cette affaire remonte à la surface, pour quelles raisons ?
L’affaire Mustapha Khedher
C’est au temps du ministre de la Justice, Noureddine Bhiri, du parti Ennahdha, précisément en décembre 2013 que Mustapha Kheder a été arrêté. Ce dernier, rappelons-le, a été poursuivi en justice et incarcéré au temps du défunt président Ben Ali, pour son implication dans l’affaire du groupe militaire, plus connue sous l’appellation de « Barraket Essahel » au début des années 90. Des documents classés top secret du ministère de l’Intérieur, ainsi que du matériel électronique ont été saisis chez lui dans son appartement à El Mourouj (Ben Arous), Banlieue sud de Tunis. Il se trouve qu’au moment du transfert de ces éléments de preuve à la police judiciaire, un ancien directeur général des services spéciaux (Dgss) a, semble-t-il, envoyé ses agents sur les lieux et leur a donné l’ordre de transférer une partie de ces documents saisis directement au ministère de l’Intérieur, sous prétexte qu’ils présentaient une menace pour la sécurité de l’Etat, en cas de divulgation de leur contenu.
Les documents ont été placés dans un premier temps dans les locaux de la Dgss puis transférés à la Direction centrale des archives du ministère de l’Intérieur, d’où l’appellation de la «chambre noire». Puisque ces documents ont échappé à tout contrôle pendant une bonne période. Or, sous la pression du comité de défense de Belaïd et Brahmi, et pour la première fois dans l’histoire du pays, une perquisition a été autorisée au siège du ministère de l’Intérieur par un juge d’instruction du Pôle judiciaire antiterroriste suite à l’ouverture d’une enquête par le Ministère public. Le bureau où étaient dissimulés les documents a été mis sous scellés et les documents confisqués par le juge pour les besoins de l’enquête, en novembre 2018. L’affaire a depuis connu plusieurs rebondissements.
Une commission spéciale supervisée par la ministre de la Justice
La récupération politique n’étant plus à prouver dans cette affaire, plusieurs juges et hauts responsables sécuritaires de la Dgss ont été limogés et sont aujourd’hui sous les verrous. En parallèle, une commission spéciale supervisée par la ministre de la Justice, Leila Jaffel, a été chargée, depuis février 2023, de suivre l’affaire de l’assassinat de Belaïd et de Brahmi. Un audit judiciaire et administratif a été ordonné par la ministre pour définir les responsabilités de ceux qui ont entravé l’avancement de l’enquête et tenté de détruire les preuves ou d’influencer le processus judiciaire.
En effet, les anciennes tentatives d’influencer le processus judiciaire ne sont plus à démontrer aujourd’hui, comme le confirme le revirement de l’ancien ministre de l’Intérieur Hichem Fourati qui a reconnu avoir été «induit en erreur» par les cadres dudit ministère à propos de ce qu’on appelle la «chambre noire». A ce titre, on rappelle qu’en novembre 2018, Fourati a refusé devant le Parlement, le qualificatif de chambre noire donné au lieu où ont été saisis les documents liés aux affaires Belaid et Brahmi, y compris dans l’appartement de Mustapha Khedher. Nous avons devant nous les résultats des pratiques douteuses de certains hauts cadres de l’Intérieur qui agissaient dans l’ombre et, visiblement, dans l’intérêt de certaines parties, n’hésitant pas à induire en erreur le ministre.
Des parties intéressées tentaient d’influencer le processus judiciaire
Si la Chambre d’accusation de la Cour d’appel de Tunis a rejeté les charges contre l’ancien ministre de l’Intérieur Hichem Fourati, elle a toutefois déféré d’autres accusés, qu’ils soient détenus ou en liberté, devant la Chambre criminelle du Tribunal de première instance de l’Ariana.
Enfin, un brin de lumière qui permettra à terme de démêler le vrai du faux dans cette intrigante affaire dite de la chambre noire. Pour sûr, il s’agit d’une métaphore qui renvoie à la complexité de l’affaire. Mais c’est une formule qui a été adoptée par le comité de soutien des deux martyrs Belaïd et Brahmi.
De basses manœuvres dont seraient responsables de hauts gradés de l’appareil sécuritaire auraient entaché cette enquête. Ces hauts cadres tentaient-ils de protéger des secrets portant atteinte à la sécurité de l’Etat ou avaient-ils agi sur instructions d’autres parties intéressées qui tentaient d’influencer à la fois l’instruction et le processus judiciaire de l’affaire, et donc, peut-être, de protéger des dirigeants politiques qui occupaient des postes implorants à l’époque ? Une autre question à laquelle les enquêteurs devront répondre.