L’expert international en énergie Ezzedine Khalfallah revient dans cet entretien sur le scénario de réduction ou de suspension de la subvention sur les carburants en Libye afin de lutter contre la contrebande qui s’avère excessive et qui engendre des pertes colossales pour la Libye. Il nous livre sa lecture quant aux répercussions directes et indirectes d’une telle décision sur la Tunisie. En voici la teneur.
Le gouvernement libyen envisage de réformer sa politique de subvention des carburants. Pouvez-vous nous donner plus de détails sur cette décision ? Quelles sont ses répercussions sur la Tunisie ?
La réforme de la subvention des carburants en Libye est une décision politique interne au pays, mais je n’ai pas une idée s’il s’agit d’une réforme ou d’une levée de la subvention. La réforme suppose une rationalisation et une meilleure orientation des subventions vers les nécessiteux et ceux qui les méritent. Elle permet d’assurer une meilleure allocation des ressources et d’éviter les distorsions, sachant que, généralement, ce ne sont pas les classes les plus vulnérables qui en profitent le plus, mais plutôt les plus riches avec le gaspillage que cela entraîne en énergie et en devises.
Nous savons que plusieurs pays dans le monde subventionnent leurs produits énergétiques et notamment les carburants, mais à des degrés différents. D’après le Global Petrol Prices, le prix actuel de l’essence en Libye, tout comme celui du gasoil, est de 0,150 dinar libyen le litre, soit l’équivalent de 0,031 US dollar (environ 100 millimes tunisiens), et se situe en deuxième position après l’Iran (0,028 USD), alors que le prix moyen de l’essence dans le monde est de 1,28 USD (soit environ 4 dinars tunisiens). Il faut dire que même en Tunisie, les prix des carburants sont subventionnés, mais cette subvention est relativement faible et beaucoup moins importante que celle pratiquée en Libye. Cet écart de prix entre les deux pays a généré le phénomène de contrebande et de marché parallèle depuis déjà plusieurs années et qui a pris de l’ampleur ces dernières années, surtout avec les révisions à la hausse des prix en Tunisie. La réforme des subventions en Libye, qui devrait s’accompagner par une hausse des prix des carburants, va certainement léser les activités de cette contrebande et réduire le marché parallèle, engendrant des répercussions sur la Tunisie d’ordre à la fois économique et social.
Comme vous l’avez mentionné, cette restructuration va réduire le marché parallèle, certes, mais elle entraînera certainement une augmentation de la consommation nationale…
Sur le plan économique, la réduction du marché parallèle va effectivement engendrer une augmentation de la consommation nationale des carburants qui a des impacts aussi bien positifs que négatifs.
Pour mieux vous expliquer ces impacts, j’aimerais vous donner une idée sur la structure des prix des carburants en Tunisie. Selon la conjoncture énergétique du ministère de l’Industrie, des Mines et de l’Energie du mois de novembre 2023 et sur la base d’un prix de l’importation du pétrole brut de 95 USD/baril, le prix à l’importation (prix moyen pondéré) de l’essence sans plomb à fin novembre 2023 est de 2.159 millimes/litre, alors que le prix de cession appliqué par la Société tunisienne des industries de raffinage (Stir) est de 1.498 millimes/litre, d’où une subvention supportée par l’Etat de 661 millimes/litre. Pour le gasoil sans soufre, avec un prix à l’importation de 2.144 millimes/litre et un prix de cession de 1.478 millimes/litre, la subvention est de 666 millimes/litre, soit pratiquement le même niveau de subvention que pour l’essence. D’un autre côté, l’Etat perçoit des droits et taxes sur les quantités de carburants vendues et donc consommées qui s’élèvent, selon la même source, à 815 millimes/litre pour l’essence sans plomb (soit 32% du prix de vente à la pompe qui est de 2.525 millimes/litre) et à 550 millimes/litre pour le gasoil sans soufre (soit 25% du prix de vente à la pompe qui est de 2.205 millimes/litre). A signaler que dans cette structure de prix, et par rapport aux prix de vente, les prix de cession représentent 59% pour l’essence et 67% pour le gasoil et les marges de distribution représentent 9% pour l’essence et 8% pour le gasoil.
Donc, on voit bien que toute augmentation de la consommation a des répercussions à la fois positives et négatives. Du côté positif, l’Etat va percevoir plus de revenus sur les droits et taxes, ce qui lui permettra de rétablir, même en partie, le manque à gagner qu’il a eu avec le phénomène de contrebande. Selon une étude réalisée pour le compte du syndicat des distributeurs, le marché parallèle des carburants représente 35 à 40% des quantités consommées, engendrant un manque à gagner annuel de 645 millions de dinars tunisiens (MDT) pour l’Etat, 120 MDT pour les sociétés de distribution, 100 MDT pour les gérants des stations-services et 12 MDT pour les sociétés de transport. Du côté négatif, l’augmentation de la consommation engendrerait une augmentation des subventions accordées sur le budget de l’Etat vu que pour chaque litre d’essence ou de gasoil consommé, l’Etat supporte en subvention près de 660 millimes. L’augmentation de la consommation s’accompagnerait aussi par un accroissement des importations et donc des achats en devises, vu que 95% de la consommation d’essence et 100% de la consommation du gasoil sans soufre sont importés et payés en devises. Le taux de couverture de la Stir pour ces deux produits est quasiment nul, sachant que le taux de couverture global de la Stir pour les produits pétroliers est de 11% à fin novembre 2023 (tenant compte uniquement de la production destinée au marché local).
Au-delà des effets économiques, cette décision pourrait avoir des conséquences sociales, notamment pour les Tunisiens vivant dans les zones frontalières qui pourraient être impactés par des circuits informels.
Bien entendu, l’augmentation des tarifs des carburants en Libye qui permettrait de réduire l’écart des prix entre les deux pays affecterait les activités de la contrebande et réduirait l’appel au marché parallèle. Ceci engendrerait des conséquences sociales pour les Tunisiens impliqués dans les canaux informels de ces activités, notamment ceux vivant dans la région frontalière du Sud-Est tunisien, suite à la réduction ou même l’arrêt de leurs ventes sur ce marché.
Il faut dire que cette catégorie de la population pourrait bien bénéficier d’emplois plus formels issus de projets grands créateurs de jobs comme ceux des énergies renouvelables où le grand potentiel de ces énergies, notamment celui du solaire, existe dans cette région du Sud. A noter que les énergies renouvelables sont considérées comme un moteur de développement où à l’échelle mondiale les investissements dans ces énergies ont atteint 350 milliards de dollars en 2021 en évolution de 65% par rapport à l’année 2010. En termes d’emplois, le secteur des énergies renouvelables a créé jusqu’en 2021, près de 12,7 millions d’emplois dans le monde, dont 42% ont été créés en Chine et 32% sont dirigés par des femmes. Le solaire photovoltaïque est le secteur qui emploie le plus de personnes dans toutes les industries renouvelables, soit 4,3 millions. En 2030, il est prévu la création de plus de 38 millions d’emplois mondiaux dans les énergies renouvelables dans le cadre d’un scénario de transition énergétique ambitieux avec des investissements précoces.
En tant que consultant international dans le domaine des énergies, quel est votre constat sur l’état d’avancement de la Tunisie en matière de transition énergétique ?
D’abord, je pense qu’il y a lieu d’éclairer sur ce qu’on entend par transition énergétique. La transition énergétique est un concept qui désigne l’ensemble des changements à réaliser en vue d’adopter un modèle plus durable énergétiquement favorisant le développement des énergies renouvelables et la promotion de l’efficacité énergétique et des technologies propres. Il s’agit de passer d’un modèle majoritairement basé sur l’exploitation des énergies fossiles (pétrole, gaz naturel et charbon), considéré non viable de point de vue équité sociale, sécurité d’approvisionnement et consommation d’énergie, vers un modèle plus respectueux de l’équité intra et inter générationnelle, où les énergies propres occupent une place prépondérante dans le mix énergétique.
En Tunisie, les objectifs assignés à cette transition énergétique sont considérés comme ambitieux : 35% de contribution des énergies renouvelables dans le mix électrique à l’horizon 2030, 50% à l’horizon 2035 et 80% à l’horizon 2050 et 30% de réduction de la consommation d’énergie primaire à l’horizon 2030 par rapport au niveau de 2010. Ces objectifs sont étroitement liés à ceux de la stratégie bas carbone du pays à l’horizon 2050. La transition énergétique avec une vision 2050 ambitieuse et réaliste, s’appuie principalement sur la diversification du mix électrique à travers le déploiement massif des technologies de production d’électricité à partir des énergies renouvelables. Cette transition repose également sur d’autres leviers, tels que l’orientation de la croissance économique vers les activités non énergivores, l’accélération des programmes d’efficacité énergétique et le recours au maximum aux technologies et équipements non énergivores, le développement de nouvelles technologies à travers le déploiement de la mobilité électrique, le développement de l’hydrogène vert et le développement des technologies de stockage de l’énergie électrique et de smart grid, ainsi que l’intégration régionale et le renforcement des interconnexions électriques. De tels leviers sont considérés comme solutions essentielles pour stimuler la transition énergétique et atteindre la neutralité carbone d’ici 2050.
En matière d’énergies renouvelables (avec un objectif de contribution de 35% dans le mix électrique en 2030), le taux de cette contribution reste faible à ce jour (3% seulement), compte tenu de certains obstacles, notamment d’ordre technique, réglementaire, de gouvernance et financier, mais des efforts sont en cours pour surmonter ces obstacles à travers des réformes et des mesures, dont certaines viennent d’être annoncées et qui concernent les trois régimes afférents à la loi de 2015, à savoir le régime de l’autoproduction, celui des autorisations et celui des concessions. Ces mesures constituent une vraie relance des énergies renouvelables pour accélérer la transition énergétique et atteindre les objectifs de décarbonation. De plus, de nouveaux projets sont déjà lancés, notamment pour le régime des concessions et qu’il y a lieu de les accélérer pour essayer de rattraper le retard enregistré.
Concernant l’efficacité, en plus des programmes en cours de l’Anme dans les différents secteurs d’activité (industrie, bâtiment, transport et territoires), un nouveau plan d’actions approuvé par le gouvernement tunisien est en cours de mise en œuvre par l’agence. Ce plan comprend des mesures portant sur trois thématiques, dont la sobriété énergétique, l’efficacité énergétique et la mobilité électrique avec comme principaux axes d’intervention le solaire photovoltaïque communautaire, la généralisation des projets de maîtrise de l’énergie dans les établissements publics et privés et la décarbonation du secteur industriel. Il s’agit donc d’accélérer ces programmes en vue d’atteindre les objectifs ainsi fixés.
A propos de la mobilité électrique considérée également comme un axe de la transition énergétique, les actions consistent en la réalisation d’un projet pilote pour la promotion des véhicules électriques à travers des primes à accorder notamment par le Fonds de transition énergétique (FTE), à la mise en place d’un réseau pilote de bornes de recharge et à l’implémentation d’une feuille de route pour le déploiement des infrastructures de recharge comprenant une dizaine de mesures à caractère institutionnel, réglementaire, technique et économique.
Enfin, pour l’hydrogène vert qui constitue un levier d’accélération de la transition énergétique et qui permettrait d’honorer les engagements de la Tunisie en matière de décarbonation, notre pays essaye de se positionner pour devenir un exportateur potentiel à travers la mise en place de règles permettant le développement de l’export avec un objectif de 1 Mt en 2030 et 10 Mt en 2050. L’analyse préliminaire du marché et des coûts actualisés de l’hydrogène vert et de l’ammoniac a montré que la Tunisie a tous les atouts nécessaires pour assurer une production à des coûts compétitifs à moyen terme. La stratégie ainsi élaborée et à mettre en œuvre repose sur la mise en place d’un cadre réglementaire et incitatif, le renforcement des capacités des acteurs, l’appui par la coopération internationale, la création de la valeur locale ainsi que la recherche-développement et l’innovation technologique.