La question de l’intégration du secteur de l’informel, laquelle se veut un des leviers fondamentaux pour réaliser une croissance durable et inclusive, devrait certainement occuper une place importante dans les débats en 2024. Une nouvelle année qui promet, d’ores et déjà, d’être décisive pour le développement, aussi bien économique que social, en Tunisie, en particulier avec les différents chantiers et réformes engagés dans la perspective d’améliorer les conditions de vie des citoyens.
Au volet économique, il est bien évident que la sphère informelle pénalise celle formelle via plusieurs canaux, dont la concurrence déloyale qu’elle engendre, le sérieux manque à gagner en termes de recettes fiscales, la vulnérabilité des emplois, etc.
L’économie informelle, au sens large, demeure un phénomène persistant et préoccupant, pesant jusqu’à 50% du PIB, et, dans son acceptation la plus large, elle est plurielle étant donné la multiplicité des catégories qu’elle renferme. Il est à préciser, néanmoins, que ce sont les formes «hors informel de subsistance» qui constituent la véritable menace pour le pays, à l’image de la contrebande, des activités souterraines des entreprises « formelles »…
Jusqu’à aujourd’hui, les rares actions entreprises, visant l’intégration du secteur informel dans le circuit organisé, n’ont visiblement pas été suffisantes pour résorber l’économie informelle.
L’économie nationale pénalisée
L’informalité permet, certes, à de larges franges de la population de subsister et d’échapper au chômage, mais favorise en même temps la précarité sur le marché de l’emploi, exerce une concurrence déloyale sur les entreprises formelles et pénalise l’économie nationale, avec un manque à gagner significatif en matière de recettes fiscales.
Faute d’alternatives suffisamment impactantes, une sorte de tolérance vis-à-vis de l’informel s’est installée, favorisant une certaine paix sociale, au demeurant fragile, au détriment de l’effectivité de l’Etat de droit.
L’année 2024, qui sera celle de la lutte contre le secteur informel, doit être aussi celle de l’adoption et de la mise en œuvre de mesures nécessaires pour éviter que l’informel ne demeure un véritable facteur d’instabilité sur les plans économique, social et sécuritaire.
Conscient du caractère critique de ce sujet, l’Institut tunisien des études stratégiques (Ites) plaide, à travers sa dernière étude, pour la mise en place d’une stratégie intégrée de résorption de l’informel en Tunisie.
Certes, la prolifération des activités informelles a permis jusqu’à présent à de larges franges de la population de survivre et d’échapper au chômage, en particulier les actifs faiblement qualifiés. Elle permet également de proposer une offre de biens et services dont les prix sont plus adaptés au pouvoir d’achat des classes les plus défavorisées. Néanmoins, l’informel a surtout profité à une minorité qui a engrangé des profits, tout en entretenant et en exploitant la vulnérabilité et la précarité sociale de la majorité. L’informel a contribué également à entretenir la dualité du système productif et à ralentir le processus de transformation structurelle, ainsi qu’à fragiliser les clauses du contrat social entre l’Etat et les différents opérateurs socioéconomiques.
Eu égard à l’ampleur et la complexité des causes et des effets de l’écosystème informel sur l’économie et la société tunisienne, l’Ites a décidé d’étudier de plus près ce phénomène de manière approfondie et multidimensionnelle, afin d’apporter sa contribution à la réflexion et au débat national sur le sujet.
Selon l’étude qu’il vient de publier portant sur « le secteur informel en Tunisie : inclusion, transition et conformité », le secteur informel représente près du tiers de l’économie dans plusieurs pays émergents ou en voie de développement, dont la Tunisie. Cette part est plus élevée dans les pays à niveau de développement plus faible.
L’étude indique que cette part élevée du secteur informel affaiblit les recettes de l’Etat et limite les services rendus à la population, ce qui réduit le taux de croissance économique et le niveau de vie de la population.
Activités informelles extraterritoriales
En Tunisie, le secteur informel est passé par plusieurs phases : à l’indépendance, il était important en relation avec la prédominance du monde rural dans le pays. Au fur et à mesure du développement du secteur public, le secteur informel recule en termes relatifs. Mais le développement du secteur privé a généré une activité industrielle offshore qui a pu écouler une partie de sa production sur le marché local pour échapper aux impôts, ce qui a engendré un nouveau développement d’activités commerciales informelles. « Les bouleversements politiques dans le pays depuis 2011 ont développé ces activités informelles qui ont pris un caractère extraterritorial, comme c’est le cas pour le secteur du tabac ou de l’électroménager. Récemment, une prise de conscience de l’Etat du manque à gagner pour le budget, et de la nécessité de lutter contre la corruption, a limité l’extension du secteur informel, mais des mesures plus importantes doivent être prises pour faire face au problème de l’informalité ».
La lutte contre l’économie informelle et l’évasion fiscale est l’une des priorités politiques de nombreux pays dans le monde. Les dernières crises économiques et financières mondiales ont encore renforcé cette volonté. « Mais cela ne doit pas se traduire par un acharnement contre ce secteur pour le faire disparaitre car les aspects sociaux et politiques du problème sont importants ». En effet, les approches les plus efficaces visent à inclure l’informel plutôt qu’œuvrer à son éradication.
Les auteurs expliquent l’économie informelle par deux raisons essentielles : le manque de développement économique et la mauvaise gouvernance.
D’ailleurs, la croissance économique est considérée comme le meilleur remède contre l’économie informelle puisqu’elle génère des emplois dans les secteurs structurés. De même, l’inclusion (et non la lutte) est le second remède. La question devient : comment formaliser le secteur informel ? Comment aider les acteurs du secteur informel à passer au secteur formel structuré ?
Plusieurs mesures ont été proposées par les institutions internationales (l’OIT et la BM notamment) mais elles ont un caractère généraliste. Le problème réside dans leur adaptation à la Tunisie et aux secteurs touchés par l’informalité (l’agriculture, les services, etc.).
L’étude propose, par ailleurs, l’instauration d’un nouveau régime fiscal adapté aux personnes opérant dans le secteur informel, qui soit suffisamment souple et léger en termes de prélèvements avec des avantages en termes de couverture sociale.
Les recommandations de l’OIT
L’OIT a émis des recommandations pour favoriser la transition de l’économie informelle vers le secteur formel, en particulier la recommandation 204 adoptée en 2015. Constatant que la plupart des individus n’entrent pas dans l’économie informelle par choix mais du fait du manque d’opportunités dans l’économie, l’OIT recommande d’adopter diverses propositions relatives à la transition de l’économie informelle vers l’économie formelle dont l’instauration d’incitations et avantages à la transition dont un accès amélioré aux services aux entreprises, au financement, aux infrastructures, aux marchés, aux technologies, aux programmes d’éducation et d’acquisition de compétences, ainsi qu’aux droits de propriété. Il s’agit aussi de promouvoir la création d’entreprises et d’emplois décents, de faciliter l’accès aux marchés publics, conformément à la législation nationale, y compris la législation du travail, par exemple en adaptant les procédures et le volume des marchés, en dispensant des formations et des conseils sur la participation aux appels d’offres publics et en réservant des quotas à ces unités économiques.
Autres recommandations qui consistent en l’amélioration de l’accès à des services financiers inclusifs, tels que le crédit et les actions, les services de paiement et d’assurance, l’épargne et les mécanismes de garantie, adaptés à la taille et aux besoins de ces unités économiques, la facilitation de l’accès à la formation à l’entrepreneuriat, au développement des compétences, à la sécurité sociale.
Il s’agit, en outre, de prévenir la digitalisation des offres d’emplois de l’économie formelle en combinant les mesures préventives de gouvernance et de lutte contre la corruption avec l’application de la loi et des sanctions effectives, pour remédier à l’évasion fiscale, au non-paiement des contributions sociales et au contournement de la législation sociale et du travail et d’autres lois.
Certains pays ont tenté d’appliquer avec succès ces recommandations comme le Maroc, la Chine, le Vietnam…
La nouvelle expérience tunisienne de sociétés citoyennes permettra l’inclusion du maximum de jeunes demandeurs d’emplois dans l’économie formelle structurée obéissant à une réglementation nouvelle souple et allégée du point de vue des procédures et des prélèvements publics.