Dans une approche documentaire qui prend en considération la thématique abordée et les problématiques évoquées en leur donnant un visage réel, celui d’un(e) comédien (ne) totalement dans l’incarnation de leurs personnages, de leur réalité et de leur souffrance, Sadok Trabelsi a réussi, dans cette première mise en scène, à donner, au théâtre auquel il croit, une dimension engagée, voire humaine et humaniste.
«J’avais juste 10 ans lorsque j’allais à la mer avec mon père. Ses lumières intenses et imposantes m’éblouissaient et leur vapeur montante semblait atteindre Dieu. Il y avait une montagne blanche avec de la neige recouvrant son sommet, j’imaginais que, c’était un grand parc d’attraction. Mais ensuite, j’ai réalisé que dans ma ville, il n’y avait ni neige ni montagnes. C’était une ville plate. Cette fausse lumière était en réalité des ténèbres et cet endroit était le temple de la mort…, nous écrit Sadok Trabelsi maître d’œuvre de toxic paradise, présenté en avant-première samedi dernier à la Cité de la culture de Tunis. Scénographie et mise en scène de Sadok Trabelsi assisté par Toumadher Zrelli qui signent tous les deux la dramaturgie ; interprétation de Ramzi Azaiez, Mariem Ben Hassan, Baligh Maki, Ali Ben Said et Bilel Slatnia, chorégraphie de Houda Riahi, costumes Naouel Belassoued, création musicale de Waddah El Ouni, création lumière de Mohamed Arbi Hached, mapping de Hamza Labidi, réalisation vidéo de Mohamed Hergafi.
L’histoire est simple : famille ordinaire, un couple au bord du désespoir qui cherche à enfanter, cohabitant avec un père sénile et grincheux et un frère révolté et insaisissable. Rien d’extraordinaire à première vue.
Mais l’atmosphère que nous fait vivre la pièce, dès les premiers instants, laisse transparaître un voile épais qui alourdit le souffle et dresse entre nous et l’espace de jeu un écran jaunâtre qui brûle les yeux.
«Bakhara » ne badine pas avec une réalité incontestable, puise ses sources de rapports d’experts : le verdict est clair et sans équivoque: Les déchets chimiques nocifs, émis par les usines du golfe de Gabès, provoquent la mort des créatures vivantes de la région.
Le phosphate extrait dans le sud du pays est traité dans les usines affiliées aux usines chimiques tunisiennes, créées en 1972. Les habitants de la région luttent depuis des années pour la fermeture de ces usines et crient au «désastre environnemental».
L’oasis, la mer, le littoral, le ciel, les étoiles, tous ces éléments manquent terriblement à cette scénographique, la scène est nue, aride, rasée, des murs gris se dressent face à nous, des murs qui écrasent les personnages et obstruent leur vision, ces murs sans relief donnent des ouvertures lumineuses, telles des portes vers un inconnu, une sorte de couloir de la mort qui engloutit ces êtres sans passé, sans présent et sans avenir loin de cet écrasant et morbide quotidien. Une existence totalement usurpée, ils sont tous une reproduction quasi identique du sort de leurs prédécesseurs.
Dans la triste réalité du père, l’un voit sa vie et surtout sa fin bien tracée, l’autre se débat pour résister.
Quant à elle, cette femme rendue stérile, entourée de spectres d’une vie rêvée, dont elle dessinait les contours en observant les étoiles, crie à gorge déployée son désir de vie et d’une mort certaine.
Sadok Trabelsi et ses acolytes ont fait le choix de se placer dans l’actualité, dans le documentaire et dans l’engagement, mais ont très bien surmonté l’incontournable dérapage du discours direct, des slogans vides de sens et de beaux discours dépourvus d’impact. La pertinence de ce travail réside déjà dans cette belle brochette de comédiens qui portent tous, dans le moindre de leurs gestes, dans l’attitude, dans le ton et dans la prise en charge de leurs personnages, le poids et la responsabilité du sujet qu’ils abordent.
Quand Ramzi Azaiez occupe l’espace, le temps s’arrête, dans la composition de ce personnage antipathique, dérangeant, par moments attachant, il y a tellement de vrai. Lui, qui appartient à cet espace géographique, a su donner de son être à son personnage, qui, à un moment donné, le délaisse pour être encore plus vrai que vrai.
«Bakhara» a aussi plusieurs niveaux d’écriture c’est un travail multipiste qui s’outille de différents supports pour nous envelopper dans son univers et nous rallier à sa cause : vidéo, audio, mapping…
Nous soulignons également des scènes chorégraphiées des plus subtiles, entre désynchronisation des mouvements et gestuelle disloquée qui se bat avec des moulins à vent. Tendus, électriques, déstabilisés jusqu’à l’épuisement.
Beaucoup de choses fonctionnent dans ce travail, avec, pour moteur, un texte bien pris en charge par les acteurs, une création musicale inspirée et inspirante qui porte le travail sans lui voler la vedette, et une scénographique qui supporte l’ensemble.
Dommage tout de même pour l’intrusion d’un cinquième personnage totalement inutile et qui a apporté des faiblesses à l’ensemble plus que de nouvelles pistes à explorer.
Et quand les arts et le théâtre prennent à bras-le-corps une cause juste et qu’ils offrent ses outils pour dénoncer, dévoiler, éclairer et faire réagir les instances publiques, il faut savoir écouter, répondre et prendre des décisions. Ce que tout le monde s’accorde à qualifier de «Catastrophe écologique» est, depuis un long moment, au cœur du débat citoyen, porté aussi par des artistes, il est temps de tendre l’oreille sérieusement.