Tribune | L’artisanat crie à hue et à dia : A quel saint se plaindre quand l’adversaire est juge et partie?

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Par Nejib GAÇA

Quel encadrement, pour quel avenir, pour quel artisanat ? Alors que dans d’autres économies, et pas des moins performantes, l’artisanat ne cesse d’être considéré comme un catalyseur de l’économie, car il est, surtout, créateur d’emplois et de richesse. Chez nous, il reste confiné dans le rôle de parent pauvre de notre tissu économique. C’est même un parent souffrant, voire moribond. Les différents acteurs du secteur sont timorés et restent en deça du rôle qui leur échoit. Pourtant les études sectorielles se succèdent et se ressemblent. Leurs conclusions restent sans concrétisation aucune. Ces études ont été diligentées par l’Office de l’artisanat en 2002, la communauté européenne en 2010 et tout récemment l’Onudi. Elles ont toutes pointé les défaillances du système et préconisé des solutions mort-nées et sans suivi aucun. L’artisanat, ballotté entre le ministère des Affaires culturelles et celui du Tourisme, mériterait-il un ministère à part?

Aujourd’hui, nombreux sont ceux qui revendiquent la création d’un ministère de l’Artisanat ou d’un ministère de la Culture, du Tourisme et de l’Artisanat. En effet, quel serait l’apport d’un tel ministère si la vision reste la même ?

En d’autres termes, doit-on continuer à se conformer aux mêmes réflexes stériles ?

Lors de la Seonde Guerre mondiale, la Suisse fut ainsi le seul pays d’Europe à ne pas souffrir d’un rationnement des fruits et des légumes, car elle a doublé les surfaces cultivées et partant sa production !

Cet exemple nous montre qu’il n’est pas nécessaire de créer un ministère pour résoudre le problème de l’artisanat, mais qu’il vaut mieux, par contre, aborder le problème d’une façon pragmatique.

Avant d’être rattaché au ministère du Tourisme, l’Artisanat a été longtemps rattaché au ministère du Commerce, après l’avoir été justement au ministère du Tourisme. Chapeauté par l’Office national de l’artisanat, lequel a été créé après l’indépendance, en même temps que les autres offices nationaux, le secteur a été structuré et l’activité canalisée dans la perspective d’être optimisée. Ainsi, des efforts ont été faits en vue de normaliser et de réglementer les différents secteurs, en vue de mettre sur le marché des produits typiquement tunisiens, mais, aussi, des produits d’une valeur reconnue. L’Utica, centrale patronale, qui, à l’origine était l’Union tunisienne de l’industrie et du commerce, s’est adjoint l’activité artisanale et est devenue partie prenante des autorités de tutelle du secteur, siégeant au conseil d’administration de l’Office de l’artisanat. Les résultats obtenus ont été à la hauteur des efforts concédés, et le label «tunisie» a commencé à se vendre à travers le monde. L’Office de l’artisanat s’est même doté d’un point de vente sur les Champs-Elysées.

C’était du temps où derrière l’Office de l’artisanat se profilait une volonté politique.

Malheureusement, après l’engouement des pères fondateurs, la bureaucratie a repris sa lourdeur ontologique, ankylosant le système  et grippant les rouages de la «machine».

Les résultats s’en sont ressentis, et après le pic des années 80, la chute (libre !) se déclencha. L’exemple le plus typique, et qui pourrait le mieux illustrer cet historique, est le secteur du tapis. Bien que différent des autres tapis «d’Orient», le tapis tunisien s’est taillé une place à sa différence. A la différence du tapis ras, et des autres tissages tels que la couverture, beaucoup plus anciens, le tapis à points noués, mais, aussi, le mergoum auquel il s’apparente par la texture, sont relativement récents du point de vue patrimonial tunisien, bien que vieux de multiples siècles. La production a connu un pic au début des années 80, avec une production annuelle de 600.000 m² en 1981, après quoi la courbe s’est inversée, et en 2000 la production n’était plus que de 430.000 m², et depuis la chute s’est accélérée pour chuter aujourd’hui à une production de 80.000 m² par an. Pourtant, et selon des études sectorielles, la Tunisie pourrait produire 1.200.000 m² par an, avec sa seule production de laine. Face à cela, la demande mondiale est de l’ordre de 16 millions de mètres carrés, le tapis fait main, étant devenu un objet de mode avec ce que cela implique de design novateur, de dimensions et de texture diversifiées. Toujours selon les mêmes études sectorielles, le marché intérieur pourrait absorber le cinquième de cette production potentielle, le reste pouvant être écoulé sur le marché international moyennant une stratégie qui demande à voir le jour. Et c’est justement là où le bât blesse. En effet, le secteur avance encore, à vue, sans une stratégie à long terme.

Des pays tels que le Népal ou l’Afghanistan qui, trois décennies plus tôt, pointaient à peine leur nez sur ce marché, tiennent aujourd’hui le haut du pavé, derrière bien sûr les géants que sont l’Inde et l’Iran.

Pour comprendre cet état de choses, il est nécessaire de focaliser la structure qui gère ce secteur. Faisant partie de l’Utica, la Fédération de l’artisanat se différencie des deux autres composantes de l’organisation patronale, par sa structure même. En effet, alors que les deux autres composantes sont fortement structurées et représentatives, la Fédération de l’artisanat tient plutôt de l’aspect de la coquille vide : alors qu’elle est censée représenter une population active de plus de 350.000 personnes, c’est à peine si elle compte 200 adhérents, eux-mêmes répartis sur une quinzaine de chambres syndicales, dont le nombre d’adhérents varie entre cinq et 20, sachant que la seule chambre des bijoutiers compte plus de 60 de ces 200 adhérents. Confrontés à ces chiffres, on est en droit de poser des interrogations sur la représentativité de ladite fédération. Le mode est loin d’être très démocratique. Désignation ou élections des responsables du secteur, le questionnement se fait plus précis et pressant : les élections se font toujours entre les mêmes personnes qui se relaient depuis des années, quorum salutaire à l’appui.

Certains adhérents vont jusqu’à évoquer des fraudes. 350.000 personnes constituent une population fragilisée, et qui l’est devenue encore plus avec les événements que connaît notre pays : le Covid et la rareté du tourisme, durant les dernières années.

Quand il s’agit de l’intérêt général, il faut oser faire le bilan de la Fédération de l’artisanat pendant la dernière décennie. La chambre syndicale du tapis et du tissage ras ne compte pas plus d’une douzaine d’adhérents, qui expliquerait la régression de la production de tapis, en Tunisie, de 430.000 m² à 80.000 m².

Est-on en droit de se demander si l’on peut s’attendre, de la part de cette structure, à ce qu’elle conduise l’artisanat de la façon la plus efficace?

Qu’en est-il de l’Office national de l’artisanat, l’organisme étatique de tutelle?

Comme d’autres offices nationaux, l’Office national de l’artisanat a été démantelé au cours des années 80, alors que, justement, l’artisanat avait atteint sa vitesse de croisière, du moins en ce qui concerne le tapis, puisqu’en 1981 la production nationale était de 600.000 m². Depuis, la chute s’est amorcée. Toutefois, en 20 ans, c’est-à-dire jusqu’en 2001 et la création de la chambre nationale des tapis et du tissage ras, cette chute «a été de 170.000 m²», mais, paradoxalement, depuis que le tapis s’est doté d’une organisation propre, la chute a été de 350,000 m², en 14 ans. Entre-temps, l’Office n’a fait qu’observer le cours des choses. Certes, on y trouve, aujourd’hui, plusieurs services et directions, une base de données informatisée, un site Internet qui, lui aussi, est mis à jour la veille des salons. Aux visiteurs, on y annonce 137.000 artisans inscrits, mais, dans l’annuaire du site, on n’en trouve que 3.307, localisés tous dans le gouvernorat de Tunis. Une autre particularité dont on se rend compte quand on va sur ce site c’est que pour l’Office de l’artisanat, le marché mondial dont il se doit de conquérir une part se limite à cinq pays, à savoir : l’Allemagne,l’Italie, la France,l’Algérie, et «Duby».

Bref, l’Office offre l’image de son site : une coquille presque vide. Alors qu’à l’origine, il assurait aussi bien la formation que la production et la commercialisation. L’Office se retrouve aujourd’hui à superviser, et de loin, l’activité de tout un secteur, se contentant de prendre acte de ce qui se passe, en dehors de ses murs.

Du coup, le secteur s’en va à vau-l’eau, et toutes les études sectorielles restent vaines, puisqu’elles ne seront pas suivies d’effet. Ainsi, dans le secteur que nous prenons comme exemple, le tapis, toutes les études ont insisté sur la nécessité d’améliorer l’outil de travail. En effet, des instituts supérieurs d’études technologiques (Iset) se sont penchés sur le problème sans résultat. Un centre technique du tapis et du tissage ras a même été créé, avec pour mission d’encadrer le secteur. Et pourtant, quand, en 2008, une première initiative privée propose un nouveau métier, celui-ci performant, on l’ignore. A quel saint patron se plaindre quand le vis-à-vis est juge et partie ?

N.G.

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