La nouvelle est passée pratiquement inaperçue dans le fil de l’actualité internationale.
Ankara a donné son accord pour fournir des drones de combat au Caire, où le président Recep Tayyip Erdogan devrait se rendre, le 14 février prochain, pour rencontrer son homologue égyptien Abdel Fattah al-Sissi, scellant la réconciliation des deux pays, après douze ans de brouille entre les deux dirigeants et une rupture totale des relations diplomatiques, a déclaré dimanche dernier le ministre turc des Affaires étrangères, Hakan Fidan.
« Nous avons passé un accord pour leur fournir des véhicules aériens sans pilote », a-t-il annoncé,lors d’un entretien télévisé. « Nous devons avoir des relations sérieuses avec l’Égypte pour la sécurité en Méditerranée », a souligné le chef de la diplomatie turque.
Fort de ses succès en Ukraine et dans le Haut-Karabagh ainsi que dans la bataille de Tripoli — un véritable laboratoire à ciel ouvert — , qui s’est déroulée entre le 4 avril 2019 et le 5 juin 2020, lors de la deuxième guerre civile libyenne; le drone tactique Bayraktar TB2 de la société privée Bayraktar — dirigée par Selçuk Bayraktar, un des gendres du président — est devenu l’un des atouts du « hard power » de la diplomatie turque et un axe majeur de son « soft power ».
L’intervention en janvier 2020 de la Turquie, avec le déploiement des drones TB2, a donné un net avantage aux forces du Gouvernement d’union nationale (GNA) dirigé par Fayez el-Sarraj et reconnu par l’ONU face à l’offensive de l’Armée nationale libyenne (ANL) du maréchal Khalifa Haftar, branche militaire de la Chambre des représentants à Benghazi. En juin 2020, les forces de l’ANL ont été totalement chassées de la banlieue de Tripoli.
Idem dans le conflit du Nagorny Karabakh, quand les forces azerbaïdjanaises, conseillées et équipées par leur allié turc, ont utilisé ces drones « low-cost » contre l’artillerie arménienne.
«Les Turcs ont l’avantage d’avoir prouvé, via ce conflit, l’efficacité de leurs drones. Ça a été un extraordinaire accélérateur de la capacité militaire turque», affirme Emmanuel Dupuy, expert et président de l’Institut de Prospective et Sécurité en Europe (IPSE).
Et en Ukraine, le létal TB2 fut l’un des atouts aériens de Kiev face à la puissance de feu de l’artillerie russe, au début du conflit, avant de s’éclipser progressivement pour connaître de nouveaux succès à l’export en Afrique sur fond d’une « diplomatie des drones » bien assumée dans le but d’asseoir sa stratégie d’influence sur le continent africain.
En effet, on apprend que la Tunisie et le royaume chérifien (Maroc) ont pris livraison de leur premiers drones turcs en septembre dans un contexte marqué par une «dronisation» de plus en plus importante en Afrique.
Si, pour la Tunisie, ces aéronefs sans pilote de 12 mètres d’envergure pour 650 kilos seront très utiles dans sa lutte antiterroriste; pour le Maroc, ces drones « Made in Turkey » permettront aux forces armées royales de bénéficier d’un engin de pointe, qui a déjà fait ses preuves sous d’autres cieux.
Via ces acquisitions, « Les Marocains répondent à une obligation opérationnelle, dans le cadre d’une plus forte coopération avec l’Otan », selon Emmanuel Dupuy. Il ajoute : « Cette dronisation n’est pas liée à un conflit mais à un état d’esprit, à une philosophie, qui consiste à mener des opérations de contre-insurrection ou de lutte contre les groupes armés, en exposant le moins possible les hommes ».
Outre les prix très attractifs des drones TB2 ou TAI Anka et l’accessibilité que leur confère le gouvernement turc, ces drones tactiques offrent l’avantage d’éviter des pertes humaines dans un conflit ou opérations sécuritaires et permettent une sous-traitance des opérations.
« Associé à son faible prix, le succès du TB2 s’explique également par une politique d’export élargie et ciblée de la Turquie, qui accepte de vendre ses équipements à des pays sans regard sur leur politique intérieure et/ou extérieure. Elle cible particulièrement les pays en manque de puissance aérienne, en leur proposant de fait un rapport investissement/bénéfices médiatiques et militaires largement avantageux. Cette stratégie de vente a permis à la Turquie de s’imposer en fournisseur officiel des pays en développement, longtemps laissés de côté par les grands équipementiers occidentaux. », lit-on sur le site web de l’École de guerre économique (EGE).
Et il n’y a pas que les pays maghrébins qui s’intéressent à ces joyaux de la couronne turque, l’Angola a récemment exprimé son intérêt pour ces engins lors de la visite du président Erdogan sur place en octobre.
Au total, sept pays d’Afrique de l’Ouest, dont le Niger, le Mali, le Togo et le Burkina Faso, déploient aujourd’hui des TB2, et le Bénin semble regarder de près la possibilité de rejoindre ce club.
D’ailleurs, le 4 janvier dernier, la junte militaire au pouvoir au Mali a reçu des drones fabriqués en Turquie, lors d’une cérémonie en présence du chef de l’État, le colonel Assimi Goïta.
« Les plus hautes autorités du Mali se sont orientées vers l’acquisition de matériels majeurs, dont les drones de type Bayraktar TB2 (…) pour surveiller le territoire national, détecter des cibles suspectes, les traquer et les frapper au besoin avec une précision chirurgicale », a dit dans un discours le maître de cérémonie, s’exprimant au nom de l’état-major de l’armée de l’air.
Ankara a aussi signé en août un accord de coopération militaire avec le Premier ministre d’Ethiopie, Abiy Ahmed, englué dans une guerre contre les rebelles du Tigré, avec lequel Erdogan s’est entretenu à huis clos vendredi dernier.
Le « Reis » a également eu un rendez-vous privé avec le président du Nigeria, Muhammadu Buhari.
Aujourd’hui, une vingtaine de pays sont propriétaires de drones Bayraktar TB2 ou TAI Anka, dont plus de la moitié sur le continent africain, selon une note de l’Institut français des relations internationales (IFRI).
Profitant du désengagement progressif des pays occidentaux de la zone Mena et de l’Afrique (Ex: le retrait des forces françaises du Sahel), la vente de drones de combat — du matériel militaire autrefois destiné uniquement aux armées occidentales — ouvre un boulevard devant la Turquie pour installer des bases, comme c’est déjà le cas en Somalie (la plus grande base militaire turque en dehors du pays), voire une implantation plus large dans le pays ciblé… au risque de fâcher Pékin, Washington et Tel-Aviv, ses principaux concurrents sur le marché de la guerre à distance.
Assurément, dans le cadre de la tant attendue rencontre Erdogan-Sissi sur les terres des Pharaons, les aéronefs sans pilote Bayraktar TB2 ou TAI Anka semblent être un joli cadeau pour la Saint-Valentin. Peace and love… à l’ère des drones !