Le bilan dressé par les experts n’est point élogieux. Ce secteur, qui joue un rôle névralgique dans le développement économique, est pris en otage par des lois caduques, des pratiques désuètes et un blocage à tous les niveaux. Outre la décision politique, il faut un sursaut des professionnels, au moment où l’administration est appelée à devenir un levier de développement et non un facteur bloquant. Décryptage.
Le commerce extérieur de la Tunisie est fortement lié au transport maritime: il assure 98% des échanges extérieurs. Quid de la situation actuelle de ce transport, notamment de la logistique et de la législation ? Quelles sont les problématiques de ce secteur névralgique pour l’économie du pays et quelles solutions préconiser dans un contexte difficile, tant au plan national qu’international ? Ces multiples interrogations et bien d’autres ont fait l’objet d’un débat approfondi organisé samedi dernier à Sfax, sous l’égide de la Confédération des entreprises citoyennes de Tunisie (Conect) auquel ont pris part des professionnels et d’éminents experts.
Une conjoncture internationale difficile
«Nous considérons qu’on ne parle pas suffisamment du transport maritime qui constitue 98% des échanges commerciaux de et vers la Tunisie, alors que ce secteur représente le talon d’Achille de notre économie. C’est pourquoi les organisateurs de la rencontre ont estimé important d’inviter des compétences et des experts afin d’évaluer la situation actuelle du transport et de la logistique sous plusieurs aspects: technique, réglementaire, et de la conformité aux pratiques internationales, la réglementation sociétale et environnementale. Objectif : comprendre notre positionnement de ce secteur névralgique en économie», souligne Aslan Berjeb, président de la Conect dans une déclaration à La Presse. «L’organisation patronale est derrière toute activité, qui renforce la compétitivité des entreprises. De nos jours, le transport et la logistique sont un point cardinal pour cette compétitivité. Des propositions seront transmises au ministère de tutelle à ce propos», ajoute-t-il.
Qualifiant les professions maritimes et la logistique comme vecteur de performance et de compétitivité du commerce extérieur, l’ancien directeur général de la marine marchande et des ports et ancien chef de cabinet du ministre du Transport, Youssef Ben Romdhane, s’est attardé, lors de son intervention, sur la situation actuelle du transport maritime international, l’évolution du cadre réglementaire des professions en relation avec le transport maritime et routier en Tunisie, les avantages de la reforme réglementaire et ses limites, ainsi que les défis liés à la compétitivité de la chaîne logistique.
A cet effet, il explique que le transport maritime, considéré comme la planche de salut du commerce mondial, a été déstabilisé ces dernières années. En cause, l’impact de la pandémie de Covid-19, les effets de la guerre en Ukraine et des changements climatiques, sans oublier la crise en mer Rouge depuis décembre dernier.
Ces facteurs ont généré la perturbation des approvisionnements mondiaux, l’augmentation des prix du transport maritime des conteneurs de 250 % et des émissions des gaz à effet de serre.
Dans ce contexte difficile, la Tunisie n’a pas été épargnée. Ben Romdhane explique que le commerce extérieur est fortement lié au transport maritime. Celui-ci assure 98% des échanges extérieurs. Et d’ajouter que plus de 3.000 entreprises implantées en Tunisie utilisent le transport maritime pour l’acheminement des matières premières et la réexportation des produits finis ou semi-finis, alors que 600 opérateurs maritimes et portuaires et 590 personnes morales sont affectés au transport routier des marchandises pour le compte d’autrui.
Le rapport de la BM de 2023 place la Tunisie hors classement
Concernant la logistique de transport en Tunisie, Ben Romdhane sonne l’alerte, dressant un bilan négatif, comme l’atteste la régression de l’indice de performance logistique (IPL) de 3,17 et la 60e place en 2010 sur 160 pays, à 2,57 et 105e place en 2018.
Le rapport de la BM de 2023 «Connecting to Compete» place la Tunisie hors classement (processus de dédouanement, qualité des services et des infrastructures, facilitation des procédures, traçabilité, fréquence, délais des expéditions et prix compétitifs).
A cet effet, Youssef Ben Romdhane explique qu’au niveau de notre approche, nous avons besoin de décisions politiques courageuses. Nous sommes en train de subir les conséquences de la «non-décision». Il faut donc aller plus vers la concrétisation de certaines démarches.
Sur le plan des règlements qui régissent ce secteur, il a pointé la loi 77-13 du 7 mars 1977 qui organise les professions maritimes, en la qualifiant de restrictive, qui ne couvre pas toutes les activités maritimes et portuaires. Parmi les démarches contraignantes, obligation d’obtenir au préalable un agrément après avis d’une commission consultative, marge arbitraire, manque d’objectivité et absence de critères d’attribution des agréments et durée de traitement des dossiers dépassant parfois les 6 mois sont les conséquences directes et néfastes de ce texte de loi.
Réformer les ports et les lois
Le rapport de l’Ocde datant de 2019 relatif à l’évaluation de l’impact sur la concurrence du secteur du transport des marchandises en Tunisie considère que certaines conditions d’exercice des professions en relation avec le transport des marchandises constituent des barrières à la concurrence et n’incitent pas à l’investissement ni à la création de la valeur ajoutée pour l’économie nationale.
Parmi les recommandations qui figurent dans ce rapport, l’encouragement du partenariat avec des opérateurs stratégiques. Il semble toutefois que des acteurs soient toujours réfractaires à tout changement.
Aussi, des projets de partenariat public-privé n’ont-ils jamais vu le jour, ce qui a impacté durablement et durement la compétitivité du transport maritime national. A ce propos, Malek Aloui, président du GP Transport et logistique Conect Sfax, a déclaré, en marge de la rencontre, qu’il est impératif de réformer les ports et d’amender certains textes désuets, en déphasage avec le progrès du transport maritime mondial. «Nous constituons une force de proposition en vue de faire progresser le transport maritime, pour le bien de l’économie nationale. Le port de Sfax est classé deuxième en termes d’importance après celui de Radès», a-t-il encore ajouté. La naissance d’un nouveau groupe relevant de la Conect et la projection de la création, dans les brefs délais, d’autres groupes régionaux à Bizerte et Gabès démontrent la ferme résolution de l’organisation patronale à booster le transport maritime.
Malek Aloui rappelle le lancement imminent d’une nouvelle ligne de transport direct entre Sfax, Casablanca (Maroc), Castellon, Barcelone (Espagne) et Mosrata (Libye), avec une cadence de deux voyages par semaine. Le transit time passerait ainsi de 15 à 3 ou 4 jours.
Le navire concerné par ces dessertes se trouve actuellement à Menzel Bourguiba dans l’attente de la délivrance d’un certificat de navigation.
Comment se sortir du blocage actuel
On ne parle plus de transport multimodal, de transport maritime ou terrestre, mais on parle aujourd’hui de chaîne logistique, d’intégration de mode de transport. La question comment optimiser cette chaîne de logistique de porte-à-porte au profit de l’économie nationale de la compétitivité de nos exportations, d’après l’ancien chef de cabinet Ben Romdhane. «Notre vision aujourd’hui consiste à pousser et à encourager les professionnels à être beaucoup plus connectés avec le monde international et à axer leur travail sur l’optimisation de cette chaîne, sur la qualité de service, la dématérialisation des procédures et surtout donner des services intégrés et compétitifs, des services qui transforment le transport d’un secteur qui fournit les services à un service qui crée de la valeur ajoutée, qui renforce la compétitivité des exportations et qui réduit le coût et les délais des importations. Il faudra également valoriser l’emplacement stratégique de la Tunisie au centre de la Méditerranée par lequel passe 30% du commerce international».
Parmi les propositions sur lesquelles il faudra plancher, l’adaptation du cadre réglementaire et sa mise en conformité avec les exigences de la profession, nous déclare-t-il, en marge de la rencontre. Il est question aujourd’hui d’être en harmonie avec la conjoncture internationale. Le deuxième point concerne l’investissement dans l’infrastructure, car sans équipements modernes, on ne peut pas parler d’optimisation de la chaîne de logistique. Aussi bien l’Etat que les opérateurs sont appelés à assumer ce rôle.
Le troisième point concerne la digitalisation. Les professionnels doivent s’engager réellement dans la dématérialisation des documents du transport électronique (signature et paiement électronique). Quatrièmement, il faut inciter les opérateurs à relever le défi mondial de la décarbonation du transport pour la pérennité des services. Le cinquième point et le dernier porte sur le renforcement des capacités et l’information. C’est un axe sur lequel on doit travailler ensemble, administration et opérateurs, afin de donner à ces derniers l’information qui leur permette de travailler avec leurs partenaires d’égal à égal et d’œuvrer conformément aux réglementations internationales et à la compétitivité du secteur de l’exportation.
Pour sa part, la présidente du Conect Sfax, Mme Nejla Rekik, indique qu’«il faut miser sur une logistique forte pour attirer les investissements directs et internationaux, ainsi que les investisseurs tunisiens. Il nous faut un transport maritime moderne avec une administration performante et une bonne gouvernance».