Accueil A la une Feuilletons Ramadanesques: Les nouveaux moyens de la liberté d’expression

Feuilletons Ramadanesques: Les nouveaux moyens de la liberté d’expression

En s’attaquant avec audace et subtilité à des sujets délicats, les feuilletons télévisés diffusés pendant le mois de Ramadan se sont transformés en une plateforme de discussions et de réflexions. Ces productions de saison ont-elles dépassé les médias classiques pour devenir les nouveaux modes de la libre expression en Tunisie ?


N’en déplaise à certains qui continuent à dénigrer les productions ramadanesques du petit écran, ces feuilletons, malgré le peu de moyens dont ils disposent , sont devenus un rendez-vous annuel incontournable pour évoquer les maux de la société tunisienne et les exposer au soleil de la vérité. Tout y est : harcèlement, corruption, contrebande, mariages secrets et illégaux, corporatisme, drogue chez les adolescents… tout est déballé au grand jour, pas seulement à titre d’information mais aussi avec les répercussions sur la société puisqu’ils sont illustrés par des personnages. Des personnages qui eux- mêmes illustrent le destin de certaines catégories sociales qui n’ont pas de voix.

Des chiffres et des causes

Oyez ! Oyez ! Par jour, il y aurait plus d’un million et demi de Tunisiens qui suivent les productions du petit écran tous les soirs après la rupture du jeûne et à un timing où tout le monde est encore cloué à sa chaise. Notons que ces chiffres ne sont pas atteints par les films de cinéma censés être plus libres dans le choix de leur sujet avec une option plus osée dans leur traitement. D’ailleurs, ce n’est pas pour rien que les publicités mettent un gros paquet en saucissonnant ces feuilletons par de la réclame. Des défenseurs de causes également ? Nous sommes tentés de le penser… Des paysannes tuées par centaines sur les routes urbaines au terrible malaise de l’adolescence, en passant par la contrebande tout est remué !. Et cette année «Fallouja» a frappé très fort notamment en évoquant le sujet toujours tabou en Tunisie qui est celui de la congélation des ovocytes pour les femmes célibataires, un sujet qui a fait effet boule de neige et on croit savoir qu’il aboutira à une proposition de projet de loi à l’ARP. Notons que les femmes tunisiennes n’ont le droit de congeler leurs ovocytes que si elles sont mariées ou qu’elles portent une maladie grave. La série ouvre en fait le débat sur la maternité tardive. Naima El Jeni dans le rôle de la directrice de lycée parle ouvertement de la congélation des ovocytes, une option pour les femmes qui désirent devenir mères à un âge avancé. Cette thématique qui n’a jamais été traitée (même par le cinéma tunisien) invite à réfléchir sur les défis et les possibilités offertes par les avancées médicales.

Dans Ragouj, l’école constitue un rêve pour les habitants du village éponyme, dont sont privés les enfants qui doivent parcourir de longues distances pour se rendre dans une école voisine. Certains abandonnent les cours pour aller travailler la terre ou quitter le village. L’école, symbole du savoir et de la connaissance, représente un acquis important. Bab Rizk, aborde plusieurs thématiques à la fois, l’exploitation des ouvrières agricoles, la contrebande, les relations parentales et conjugales avec deux histoires principales et différents axes. L’un, le Haj est un vieux grabataire malade, propriétaire d’un dépôt, et l’autre, Chérif qui revient au pays après 23 ans passés aux Etats-Unis pour enterrer son père et prendre en charge la ferme dont il a hérité.

Plus forts que les médias ?

Force est de le croire ! Les gens n’ont plus confiance en les médias qui, à force de traîner un lourd fardeau dont celui des dettes ou de la dépendance à certains intérêts, n’ont plus bonne presse. C’est une triste réalité et c’est un secret de Polichinelle ceci nous est confirmé Par Sadok Hammami, professeur à l’Ipsi. «Il y a une énorme défiance vis-à-vis des médias et des producteurs de l’information, dit-il, ce que je qualifie de journalisme conversationnel qui consiste à réunir quelques personnes autour d’une table a rendu un mauvais service aux médias . Du coup la capacité des productions dramatiques à être des vecteurs de questions de société est d’autant plus importante que les médias d’information sont en rupture avec la société… Cet effet de résonance vient du fait que la relation de défiance s’arrête pendant le mois de ramadan devant les feuilletons dramatiques»

Selon notre interlocuteur, il y a certainement une rupture entre les jeunes qui sont portés sur les réseaux sociaux et les médias mais cette rupture s’affaiblit pendant le mois de ramadan parce que la télévision s’insère dans le contexte familial.

Et pourquoi les jeunes sont-ils en rupture avec la télévision ? «Les jeunes sont en rupture avec les médias et notamment la télévision parce qu’ils sont en rupture avec le contenu le plus répandu qui est le talk show, répond Sadok Hammami.

Ils ne veulent plus regarder quatre personnes en train de discuter. Si les fictions arrivent à trouver un écho et à créer le débat, c’est parce que la télévision arrive à trouver un écho pendant le mois de ramadan et que son contenu devient numérique. Les médias d’information ne sont plus capables aujourd’hui de proposer des questions pour le débat public notamment à cause de ce désintérêt pour le débat politique. Par contre les fictions ont ceci de particulier c’est qu’elles arrivent à créer des questions de débat social».

Effectivement c’est saisonnier ce genre de regroupement familial chez nous. C’est une fois par an et c’est pendant le ramadan.

«En sociologie des médias, les réseaux sociaux sont appelés la seconde réception. La première réception étant celle du moment du visionnage, poursuit Sadok Hammami. La seconde réception est la réception du sujet avec les autres qui autrefois se passait dans les cafés  et qui a transité aujourd’hui vers les réseaux sociaux. Ainsi le spectateur va moduler son interprétation en fonction des conversations. Les conversations sur les réseaux sociaux sont les nouvelles modalités d’interprétation .Ce qui permet de construire un problème public et c’est le maillon le plus important de la chaîne».

Mais peut -on croire que l’objectif de ces feuilletons n’est pas de soutenir des causes ou créer le débat public et qu’ils sont devenus des héros malgré eux ? serait-ce le revers de la médaille ?

«Ces feuilletons sont l’unique production des télévisions et leur unique manière de réaliser des bénéfices répond Sadok Hammami, Ce qui les met en compétition pour les ressources publicitaires . Ils ont donc intérêt à poser des questions qui vont susciter des conversations. Ces sujets sont une manière de capter l’attention du public pour attirer les publicistes ce qui en fait une question vraiment équivoque. Il ne faut pas perdre de vue qu’en Tunisie les médias sont captifs des annonceurs. Ils iront même jusqu’à s’approprier des causes pour cela… parfois, ce sont les mauvaises et parfois ce sont les bonnes causes».

Mais en tout état de cause, le discours passe et il suscite le débat ! Il les suscite d’autant plus que ce discours est concrétisé par des personnages réels auxquels les Tunisiens peuvent s’identifier. Le résultat des courses est là : cela génère de l’expression et du débat sur de vraies causes sans tomber dans le buzz et le rabattage. N’est-ce pas cela qui est demandé aux médias classiques ?

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