Par Mohamed El Moncef BEN KHALIFA
Assiste-t-on aux derniers pas, titubant, de l’article 411 qui préconise la peine d’emprisonnement pour l’émission du chèque sans provision ?
Le chèque va-t-il, finalement, être considéré comme un document commercial, dont l’insolvabilité pourrait vous coûter vos biens mais pas votre liberté car vous pourriez moisir derrière les barreaux ?
Chèques-amnistie : l’exécutif précurseur
Il faut amender l’article 411 traitant des chèques sans provision pour atteindre «l’équilibre souhaité entre la protection des droits des créanciers et la libération des détenus condamnés pour avoir émis des chèques sans provision». La situation actuelle «ne permet ni au créancier de recouvrer son dû, ni au condamné de régulariser sa situation puisqu’il est derrière les barreaux». C’est en ces termes que le Président de la République, M. Kaïs Saïed, s’était adressé, le 23 mai, 2023, à la ministre de la Justice, Mme Jaffel, rappelant sa requête du 17 mars de la même année.
Qu’en est-il aujourd’hui de ce dossier brûlant après plus d’une année ? Depuis ce 17 mars 2023, le ministère s’est attelé à concocter un projet de loi visant ce but.
Mais voilà, ce projet de loi attendu par des milliers de chefs d’entreprise, en grande difficulté et coupables d’émission de chèques sans provision, n’est toujours pas complètement achevé. Le communiqué du dernier Conseil ministériel, réuni le 12.04.24, parle «d’alléger les peines privatives de liberté». Les choses ne sont pas aussi simples qu’on le croit mais le gouvernement passe la vitesse supérieure bien qu’il ait encore besoin de temps.
«On retourne aux concepts de «punition» et d’emprisonnement de chefs d’entreprise qui devraient être réhabilités et non punis après avoir été mis en faillite par les politiques économiques criminelles de la décennie noire dont une partie des responsables, intégristes et complices, gît actuellement en prison. Ceux qui n’ont pas «péri» suite à cette décennie, ont été coulés par la crise sanitaire, suivie par la guerre en Ukraine. Au lieu de sauver ces chefs d’entreprise comme l’avait préconisé le Chef de l’Etat, la ministre de la Justice parle d’alléger leurs peines de prison». C’est en ces termes qu’un chef d’entreprise, membre du groupe facebook «Ensemble pour abolir la loi des chèques», exprime sa frustration, avant de poursuivre : «Tout le monde sait maintenant que l’écrasante majorité des émetteurs de chèques sans provision sont des chefs d’entreprise en difficulté et non ces escrocs à qui l’article 411 a été destiné. Peut-être que le gouvernement parle des escrocs et pas du reste de la population, en évoquant la prison. Qu’il nous le dise alors ouvertement.
Le Président de la République a été le premier à demander que soient relâchés ces hommes et femmes chefs d’entreprise ou citoyens bien intentionnés. Un grand nombre de députés l’a aussi fait. Les magistrats, qui prononcent quotidiennement ces peines d’emprisonnement, sont également contre la pénalisation du chèque sans provision. Qu’attend, alors, le gouvernement pour concrétiser la volonté du chef de l’exécutif et tout ce monde ?»
Chèque-prison : le judiciaire réfractaire
«Après avoir examiné les études comparatives et consulté les juges du Parquet, on adopte l’idée de dépénaliser les chèques sans provision, car cela va à l’encontre des conventions et traités internationaux, épuise les tribunaux et entraîne la surpopulation carcérale». Le président du Syndicat des magistrats tunisiens, M. Aimen Chtiba, a fait cette déclaration devant le Parlement avant de la partager avec le journal Essabeh news du 23.06.23.
Oui, les magistrats tunisiens, qui ordonnent aux geôliers d’emprisonner les émetteurs de chèques sans provision, sont contre ces peines qu’ils prononcent. Maintenant, la majorité des Tunisiens le savent : ailleurs, dans presque tous les autres pays du monde, on a arrêté d’emprisonner pour des chèques en bois sauf s’ils sont l’œuvre d’escrocs avérés. Alors, comment s’explique le fait qu’on continue d’emprisonner, en Tunisie, sans distinction, tous les émetteurs de chèques sans provision ? Certains diront que « le cartel des banques » gagnerait des milliards grâce aux multiples amendes tournant autour du chèque en bois. Par exemple, plus de 4 millions de préavis de rejet de chèques auraient été envoyés par les banques à leurs clients en 2022 (IlBoursa.com, citant le rapport de la Banque centrale. Le 26.09.22). Cela représente plus de 400 millions de dinars de recettes. Certes, la part des banques de ce pactole est importante, mais rien ne prouve qu’elles pèsent et corrompent pour empêcher la dépénalisation du chèque. Même qu’officiellement, les banques, aussi, sont contre la pénalisation (la Presse 16.03.2022). Force est de constater qu’aucun Etat ne semble regretter la dépénalisation du chèque sans provision, aucune économie ne s’est effondrée en dépénalisant, bien au contraire. C’est ce que les études comparatives ont démontré. Parole de Chtiba, Président du Syndicat tunisien des magistrats, confirmée par le Président de la République et de plusieurs associations de la société civile.
Lorsque le gouvernement Chahed trahit et le Covid assaillit, aucune répression ne suffit
La répression et l’emprisonnement n’ont rien donné dans ce domaine. Malgré les lourdes peines encourues, le nombre de procès pour chèque sans provision ne cesse d’augmenter engorgeant cours de justice et prisons. De 126.000 en 2016, le nombre de ces procès est passé à 213.000 en 2021 juste avant La pandémie de Covid-19 (La Presse 16.03.22). Cette augmentation de 69% en 4 ans serait due, selon le porte-parole de l’Association nationale des petites et moyennes entreprises (Anpme), M. Abderrazzek Houass, au gouvernement Chahed.
Celui-ci aurait gravement sévi en baissant, très sensiblement, les taxes douanières à l’entrée de plusieurs produits importés causant ainsi la faillite d’un grand nombre de PME qui ne pouvaient concurrencer les produits chinois ou turcs.
Après la crise sanitaire, le nombre de ces procès va se multiplier presque par 10 atteignant les 2 millions (Chedly Sayedi, juge chargé des chèques sans provision au sein du Tribunal de Première instance de Monastir. Emission «Alwatania Alène» mars 2022). Si l’on veut rendre au chèque ses lettres de noblesse, il suffit de le numériser et Basta tous ces drames. Paroles de Chtiba et Abderrazek Houass. On presse un bouton, on consulte une plateforme qui nous dit si oui ou non le chèque qu’on a entre les mains renvoie à une provision. Cela s’appelle le chèque électronique et la plateforme en question existerait, en Tunisie, depuis 2018, d’après l’Anpm.
Une fois renseigné sur le fait que ce chèque électronique dépend d’un compte sans provision, si le bénéficiaire l’accepte quand même et qu’il retourne impayé à la date de son versement, alors le créancier lésé n’aura qu’à engager des poursuites civiles pour recouvrer le montant impayé. Pas touche au corps, la liberté est une ligne rouge lorsqu’il s’agit de relations commerciales. Paroles de l’article 11 du pacte international relatif aux droits civils et politiques de l’ONU auquel se réfère le juge Chtiba.
Au législateur de prendre les mesures nécessaires pour instaurer des lois accélérant l’aboutissement concluant du recours civil visant le recouvrement de la dette attestée par le chèque. Le Syndicat des magistrats tunisiens aurait fait des propositions au législateur afin que cela soit mené dans les règles de l’art…de chasser des endettés qui poussent comme des champignons ensanglantés par ces temps de faillites collectives. De 2018 à 2021, l’INS rapporte 74.000 faillites de PME. Décennie noire et Covid obligent. L’Anpme parle de 200.000.
Le directeur général du RNE parle de 43.75% des entreprises qui n’ont pas présenté leurs déclarations fiscales au 25.09.22.
Voilà, le judiciaire a parlé. Il a tiré les conclusions après ces tsunamis politiques et socioéconomiques, rappelé la loi internationale, l’état des tribunaux, l’encombrement des prisons…Mais les faits n’ont pas changé. Les (con)damnés du 411, qui se compteraient par dizaines (certains diraient des centaines) de milliers, jugent ces mois trop longs, insupportables, injustifiés. Maintenant que les représentants de l’exécutif et de l’appareil judiciaire ont tout deux déclaré injuste cette loi car faite sur mesure pour servir une certaine catégorie et « asservir » une autre, illégale aux yeux de la loi internationale, discréditée par les études comparatives…comment peut-on toujours permettre que demeurent, encore un jour, en prison, que soient pourchassés, arrêtés, en cavale à l’étranger ou qu’attendent d’être condamnées les foules innombrables marquées au fer rouge du 411 ?
Le Parlement, les représentants du peuple, peuvent-ils faire quelque chose afin que soit atteinte une partie des objectifs de l’initiative présidentielle ?
Législatif: «La voix de la République», la voie vers l’amnistie ?
Le 13 février 2024, 16 députés du bloc parlementaire «La voix de la République» déposent une initiative législative, un projet de loi visant, en résumé, ce qui suit :
• Une amnistie générale touchant les personnes ayant émis des chèques sans provision, avant le premier janvier 2024, qu’elles soient, condamnées, recherchées, emprisonnées ou faisant l’objet de poursuites judiciaires.
• Cette amnistie n’affecte en rien le droit aux poursuites civiles qu’engageraient les bénéficiaires de ces chèques pour recouvrer leurs créances.
Cette initiative s’oppose-t-elle à celle de l’exécutif ou l’altère-t-elle d’une quelconque manière ? Le député Nizar Seddik, de «La voix du peuple», nous répond :
«Lors d’une récente réunion des députés avec les représentants du ministère de la Justice, ces derniers ont salué notre initiative. Il ne devrait pas être autrement puisqu’elle va dans la direction des directives du Président de la République qui a, à maintes reprises, appelé à réformer la loi afin de libérer les détenus pour émission de chèques sans provision sans qu’on touche au droit des bénéficiaires aux poursuites pour recouvrer leurs créances. C’est exactement ce que prône notre initiative et ce que demandent les magistrats, la banque centrale, la société civile et les citoyens qui nous ont élus. Une chose est certaine : on n’a pas le droit d’attendre encore plus. Des centaines de Tunisiens souffrent de cette situation absurde où tous les décideurs sont pour l’abrogation de la pénalisation du chèque.
Voilà pourquoi nous pensons qu’une amnistie rapide bénéficiera à toutes les parties. Voilà pourquoi une demande signée par 84 députés visant à accélérer l’étude de notre requête d’amnistie a été adressée au bureau du Parlement. Nous sommes convaincus que cette démarche ne manquera pas de faire bouger les choses, au Parlement, très bientôt. Espérons à partir de cette semaine du 15 avril 2024.
Bien sûr, il n’a jamais été question de se contenter de l’amnistie et d’oublier de réformer profondément la loi sur les chèques. Des dizaines de chefs d’entreprise sont actuellement des interdits bancaires, paralysés économiquement ainsi que leurs établissements. Notre demande d’amnistie concerne les émetteurs de chèques sans provision avant le 1er janvier 2024, qu’en sera-t-il des autres si la loi n’est pas profondément amendée ? Tout doit être réformé au plus tôt pour résoudre tant de problèmes liés au chèque bloquant toute l’économie et ravageant la vie de centaines de familles. Commençons d’abord par l’essentiel : sauvons les êtres humains».
M.M.B.K.