Par Amel Bouslama
Concernant l’une des œuvres exposées sur les cimaises de la galerie La Boîte sous la houlette de Fatma Kilani, l’artiste Nadia Kaabi-Linke a accompli le geste de tremper son pinceau dans son propre sang pour peindre une aquarelle. À travers cet acte, elle signe son soutien à la cause d’un peuple par l’emploi d’un élément tiré de son corps. C’est avec son ADN qu’elle fait acte de solidarité face à une terrible injustice humaine qui marque le premier quart du XXIe siècle.
Depuis plus de deux décennies et demie, je suis le parcours de Nadia Kaabi-Linke, d’abord en tant qu’étudiante lors de sa maîtrise en arts plastiques à l’Institut supérieur des Beaux-Arts de Tunis, puis en tant qu’artiste multimédia conceptuelle. Elle fut mon étudiante en «Option complémentaire photographie» vers le milieu des années 90. Aussi osé-je dire qu’outre ses compromissions artistiques, elle est dotée de grande intelligence, d’hypersensibilité et d’engagement. Si à toutes ces qualités nous ajoutons l’amour d’autrui et celui du travail, nous voilà face à une créatrice accomplie.
Dans l’installation nommée «My Blood» (Mon Sang), 2023, l’artiste tuniso-ukrainienne Nadia Kaabi-Linke a puisé de son propre corps pour peindre avec son sang ce symbole de la résistance d’un peuple qu’est le keffieh (couvre-chef traditionnel porté par les hommes du Moyen-Orient). De part et d’autre de cette aquarelle sont disposées de petites pierres de couleur grisâtre. À travers cet acte artistique, l’artiste traduit sa contestation et réclame l’arrêt du déversement du sang d’un peuple colonisé et soumis à un génocide.
La fameuse écharpe blanche et noire ou blanche et rouge, connue pour être portée par les combattants, est tramée sur toute sa surface du motif de feuille d’olivier d’un côté et du filet de pêche de l’autre, entre lesquels sont tracées deux lignes parallèles symbolisant un chemin. En imprégnant le papier dessin, le keffieh va au-delà de cet accessoire symbolique, car il devient le prolongement de son corps. De même, le sang du corps de l’artiste fait métaphoriquement corps avec le support en papier dessin.
De ce fait, avec Nadia Kaabi-Linke, l’engagement n’a pas besoin de discours, il est un fait et un acte dont le matériau sang s’ancre dans la chair du papier peint. Une part du corps de l’artiste s’implante dans le corps de l’œuvre, fait corps avec elle pour ne former qu’une seule et même entité, d’où leur transformation en valeur d’engagement esthétique.
Comme pour le minerai du charbon, le café, le sel, les épines végétales, la pierre, le plomb de carabine, Nadia Kaabi-Linke étale à notre appréhension la matière même de la problématique posée. Nous comprenons qu’à travers cette présence concrète de la texture, du grain, de la couleur et de son pouvoir symbolique et énergétique, le message de l’artiste est transmis. Évidemment, la matière s’exprime à travers une fréquence vibratoire et une aura qu’aucun autre moyen ne peut mieux fournir. Cet emploi ingénieux de la matière corporelle ou naturelle est ainsi transformé en valeur sémiologique et esthétique.
Grâce au pouvoir de l’art, la même opération de transformation s’accomplit avec les petites pierres dans cette installation «My Blood» 2023, de Nadia Kaabi-Linke. Si le keffieh est symbole de lutte et de révolution au Moyen-Orient, l’élément de la pierre l’est de même à un niveau mondial. À cet égard et à titre d’exemple, on a la révolution de mai 68 en France, quand les pierres du pavé de la rue sont arrachées par les manifestants afin de protester et de réclamer haut et fort leurs droits.
A.B.