Pour la création d’une instance spécialisée dans la lutte contre les crimes de violence à l’encontre des femmes et des enfants pour enquêter sur les cas de violence cybernétique et poursuivre les criminels devant les tribunaux pour crimes électroniques.
Dix millions de Tunisiens, soit près de 80% de la population, sont aujourd’hui présents sur la Toile. C’est ce qu’a révélé une étude publiée récemment par Medianet qui place notre pays en troisième position du classement africain. Selon la même étude, 7,7 millions de Tunisiens utilisent les réseaux sociaux. De cette palette d’âmes connectées et, oserions-nous dire, rarement déconnectées, combien compte-t-on de personnes qui ont été victimes de cyberharcèlement ? En l’absence de statistiques officielles (jusqu’à quand ?), on ne peut avancer le moindre chiffre. Toutefois, à en croire la société de sécurité informatique de renommée mondiale IBGroup, les attaques sur le Net ont augmenté de 68%en 2023 dans la région Mena dont fait partie la Tunisie, outre les 152 nouvelles fuites de données découvertes récemment dans cette région.
De plus, les célèbres systèmes de détection Kasperski ont identifié l’année dernière pas moins de 125 millions de fichiers malveillants, au rythme de 411 mille par jour. Une augmentation liée à une recrudescence des attaques utilisant des fichiers PDF de phishing destinés à dérober les données personnelles de victimes potentielles.
Aujourd’hui, on ne compte plus les victimes des cyberharceleurs de par le monde. Hommes et femmes d’affaires, célébrités et politiciens en sont les plus touchés. Il faut aussi compter avec les groupes terroristes, Daech en tête, qui continuent de recruter des jeunes en vue de les endoctriner par le biais d’un harcèlement non-stop et des organes de propagande en ligne (Amaq, Al Bayene, Halumu, Nashir, Al Furqan..)
Non, ne cliquez pas
La tactique adoptée par les cyberharceleurs n’est plus un mystère : vous recevrez sur votre appareil un mail apparemment ordinaire envoyé par une société avec une photo d’illustration vous invitant gentiment à cliquer sur la photo «pour appuyer notre action humanitaire que soutiennent des millions d’internautes sur la planète terre.» Si par malheur vous avez cliqué, le tour est joué, tout simplement parce que ce message contient un «malware» (virus) qui permet de prendre le contrôle à distance de votre téléphone ou ordinateur, et de récupérer toutes vos données, ainsi que votre mot de passe.
Fatma Ben Mohsen, 24 ans, détentrice d’un master en cybersecurité, ne mâche pas ses mots. «Le cyberharcèlement, dit-elle, est le fléau des temps modernes. Il prend une ampleur inquiétante, tant en Tunisie qu’aux quatre coins du globe. Et cela à coup de manifestations haineuses, menaces, intimidations et atteintes à la vie privée, touchant souvent des personnes ordinaires et des personnalités publiques. A mon avis, cela a commencé en 2020, lorsqu’une femme a été victime d’un viol collectif que ses bourreaux ont pris soin de filmer et ensuite de diffuser sur les réseaux sociaux».
«Plus récemment, poursuit-elle, plus exactement le mois passé, un réseau de pédophiles opérant sur la Toile a été démantelé. Il s’attaquait à des mineurs, les manipulant et les contraignant à envoyer des contenus sexuels». Et de préciser encore: «Le problème est que le cyberharcèlement, qui est en perpétuel mouvement, peut prendre différentes formes dont les plus courantes sont : le harcèlement en ligne (envoi de messages haineux, insultes, menaces), le doxing (publication d’informations personnelles sensibles de la victime), la cyber-intimidation (recours à la peur et la pression pour contraindre la victime à faire ce qu’elle ne veut pas faire, comme la divulgation d’informations personnelles ou de ses photos en tenue d’Eve), revenge porn (diffusion de photos ou vidéos à caractère sexuel de la victime sans son consentement) et enfin la cybertalking (surveillance constante de la victime en ligne et dans la vie réelle, envoi de messages non désirés et harcelants)».
Les enfants et les femmes de plus en plus recherchés par les harceleurs
Pour notre interlocutrice, «tout est une question de phising, c’est-à-dire que l’attaquant envoie un mail frauduleux à la victime, se faisant passer pour une entreprise ou organisation de confiance. Le mail en question contient un lien vers un faux site Web qui ressemble au site web réel. La victime clique sur le lien et saisit ses identifiants de connexion sur le faux site web. L’attaquant récupère alors les identifiants de connexion de la victime et peut, dès lors, accéder aisément à tous ses comptes de réseaux sociaux, à sa messagerie électronique et à d’autres services en ligne. Il peut télécharger les photos personnelles de sa victime». «Alors, insiste-t-elle, soyez prudents avec les mails et SMS que vous recevez. Ne cliquez pas sur des liens, n’ouvrez pas de pièces jointes provenant d’expéditeurs inconnus ou suspects».
Le plus grave est que les enfants et les femmes sont désormais de plus en plus recherchés par les cyberharceleurs, comme le rapporte une nouvelle étude de l’Unesco qui indique que 32% des adolescentes et adolescents dans le monde ont été victimes d’attaques de ce genre, alors qu’en France, 12% des filles de 15 ans et 8% des garçons du même âge n’ont pu y échapper en 2023.
Dans ce contexte, la chercheuse tunisienne Jenine Tlili propose «la création d’une instance spécialisée dans la lutte contre les crimes de violence à l’encontre des femmes et des enfants pour enquêter sur les cas de violence cybernétique et poursuivre les criminels devant les tribunaux pour crimes électroniques». Il est vrai que ce fléau ne cesse de causer des tragédies aussi bien chez la couche vulnérable des enfants et des adolescents, mais aussi chez les couples et les personnalités publiques. D’après les experts en la matière, dont le célèbre bureau d’études américain Kasperski Security Bulletin, les cyberharceleurs pourraient renforcer leurs stratégies en utilisant des réseaux neuronaux et profiter des outils d’IA (intelligence artificielle) pour créer des contenus frauduleux de plus en plus convaincants. Cela outre le fait que la plupart des victimes parmi les femmes n’alertent pas la police, notamment dans les sociétés conservatrices.
La Tunisie s’y met
En Tunisie, heureusement, on n’a pas attendu que le problème survienne pour agir. En effet, conscient de l’amplification de ce fléau, notre pays n’a pas tardé à adhérer à la Convention du Conseil de l’Europe sur la cybersécurité, ainsi qu’à celle de Budapest, tout en intensifiant sa présence aux congrès et colloques internationaux organisés autour de ce thème.
Dans le cadre de la même démarche prospective, le ministère de la Femme a annoncé, le mois dernier, la mise en place d’un numéro vert (1809) pour signaler toute situation pouvant constituer une menace pour la sécurité physique et morale d’un enfant ou d’une femme. De plus en plus d’ONG s’en mêlent par séminaires et campagnes de sensibilisation et de prévention interposés.
Juridiquement maintenant, la Tunisie s’est déjà dotée d’un cadre légal, à savoir la loi 2004/73 modifiant et complétant le Code pénal concernant la répression des atteintes aux bonnes mœurs et du harcèlement sexuel. L’article 226 bis de cette loi prévoit une peine de six mois de prison et une amende de mille dinars. Quant au harcèlement en ligne, les peines encourues peuvent aller jusqu’à deux ans de prison et trois mille dinars d’amende.
Pour Fatma Ben Mohsen, «la lutte contre le cyber-harcèlement requiert une mobilisation collective. En ce sens que les autorités doivent renforcer les moyens alloués à la police cybernétique et garantir une application rigoureuse de la loi. Pour leur part, les plateformes numériques devraient mettre en place des mécanismes efficaces de modération en étroite collaboration avec les départements concernés.
Enfin, je trouve que la sensibilisation et l’éducation sont essentielles pour changer les mentalités et promouvoir une culture du respect et de la bienveillance en ligne. Bref, je reste persuadée que le cyberharcèlement n’est pas une fatalité. En conjuguant nos efforts, nous pourrons créer un cyberespace plus sûr et inclusif pour tous».