En plein centre-ville, à Lafayette plus précisément, plusieurs immeubles anciens gardent encore les traces de ces communautés étrangères qui ont quitté leur pays pour s’installer en Tunisie au cours du XXe siècle. Ces édifices centenaires, qui ont pris un sérieux coup de vieux, devraient être restaurés ne serait-ce que pour préserver le magnifique paysage et patrimoine architectural de notre pays
La configuration spatiale de la Ville de Tunis a beaucoup évolué depuis le protectorat français jusqu’à aujourd’hui. Au cours des XVIIe et XVIIIe siècles et jusqu’au XIXe siècle, la Médina de Tunis a constitué le noyau essentiel qui a accueilli des communautés de rang social, d’origine et de confession différentes dont la diversité ethnique a permis de créer une dynamique sociale et culturelle sans nul autre pareil à cette période. Toutefois, la modernisation de la vie sociale, l’évolution du mode de vie, l’exigence d’un certain confort dicté par le rang social ont considérablement influencé l’évolution spatiale de l’espace dans lequel coexistent ces communautés donnant, ainsi, naissance à la ville européenne qui va voir le jour à la fin du XIXe siècle. La croissance démographique au sein de la Médina, la densité urbaine, l’exiguïté, la dégradation progressive des commodités et la paupérisation de certains quartiers de la Médina ont poussé, en effet, les couches sociales moyennes et aisées d’origine étrangère à quitter la vieille ville pour migrer vers la ville européenne qui correspond mieux à leurs aspirations et leurs attentes ainsi qu’à leur rang social. Cette dernière est à l’antipode de la Médina de Tunis. Autant les rues de la Médina sont étroites, sinueuses et enchevêtrées autant celles de la ville européenne sont larges, bordées d’arbres et ressemblent aux avenues des villes occidentales de l’entre-deux-guerres.
Un nouveau mode de vie
Le style architectural change du tout au tout. Les belles demeures traditionnelles, comme on en voit beaucoup à la Médina, vont céder la place dans la ville européenne à des immeubles de style Art Nouveau et Art Déco, équipés de toutes les commodités modernes pour cette époque et calqués sur le modèle occidental. L’organisation spatiale de la nouvelle ville qui inclut le Belvédère, le port de France et la colline de Sidi Belhassen et qui s’articule autour de trois principales artères correspondant aux actuelles avenues respectives Habib Bourguiba, Carthage et Paris est très différente de celle de la Médina. Cafés, commerces, théâtres, salles de cinéma….voient le jour sur ces belles artères commerçantes qui s’agencent en forme de damier et où va circuler un nouveau moyen de transport ; le tramway. Mais ce sont surtout des quartiers comme ceux de Lafayette et la Petite Sicile qui vont refléter le mode et le style de vie des communautés étrangères qui vivent en Tunisie. Le quartier Lafayette, baptisé ainsi en l’honneur du Marquis de Lafayette, héros français de la guerre de l’indépendance américaine comme l’a mentionné Amina Arfaoui dans son dernier livre «Les Jacarandas de Lafayette », qu’elle a écrit sous le pseudonyme de Naïma Amine, est l’un des premiers quartiers de la ville européenne qui va symboliser la citadinité urbaine. Contrairement à la petite Sicile, quartier populaire prolétaire qui a «mauvaise réputation», habiter dans le nouveau quartier de Lafayette qui se trouve au nord de la ville européenne confère un statut social privilégié aux habitants de ce quartier. Le tracé de cette cité apparaît pour la première fois sur les plans Mouillot et Tardy avec pour principales rues respectives, les rues Lafayette (actuelle rue d’Egypte) et Isly. C’est un citoyen de confession juive qui répond au nom d’Eliaou Scemama qui va acquérir une grande partie du quartier et contribuer à son expansion en lui conférant son caractère résidentiel. D’autres anciens habitants de la Hara et du souk El Grana s’installent également à Lafayette et y construisent de grandes villas dont ils dessinent eux-mêmes les plans.
L’empreinte italienne
Des architectes italiens vont par la suite transformer ces villas en immeubles composés de quatre à cinq étages et de locaux à caractère commercial au rez-de-chaussée. L’un d’entre eux, Salvatore Aghilone, désirant tirer profit de l’aménagement de ce nouveau quartier, symbole d’une nouvelle citadinité urbaine, donne libre cours à son talent afin de se faire connaître, en participant à la construction de plusieurs immeubles dans le style architectural en vogue de l’époque. «Architectes, ingénieurs, artisans, souvent issus de la communauté italienne, la plus importante communauté européenne sous le protectorat, ont rivalisé de talent pour les embellir en sculptant sur les façades des motifs floraux et végétaux ou parfois des personnages et des créatures mythologiques ; Persée, Méduse, Pégase, Atlas,Amour et Psyché….», souligne, à ce propos, Naïma Amine dans «Les Jacarandas de Lafayette».
Dans sa présentation de recherche doctorale qui traite du sujet de la construction de Tunis « Ville Européenne » et ses acteurs de 1860, à 1945, Christophe Giudice relève également que l’architecte italien Salvatore Aghilone a participé, entre 1924 et 1954 à la construction d’une vingtaine d’édifices dans le quartier dont le plus beau et le plus imposant se trouve sur l’avenue de la Liberté. Ces immeubles qui sont pour la plupart de véritables œuvres d’art et où ont cohabité en parfaite harmonie des familles tunisiennes, françaises, maltaises, gênoises… ont contribué à conférer au quartier Lafayette cette âme et ce charme désuet qu’on lui connaît, rehaussé par la beauté des Jacarandas centenaires qui bordent l’artère principale. Aujourd’hui, ces anciens immeubles aux façades délabrées par endroit et défraîchies recèlent dans leur antre les secrets centenaires des familles qui y ont habité gardant, ainsi, intact un pan du passé de ce quartier.
(Sources : «Les Jacarandas de Lafayette» de Naïma Amine, présentation de Christophe Giudice sur la construction de Tunis «Ville Européenne» et ses acteurs de 1860 à 1945)