Financement des Réseaux d’envoi de jeunes dans les zones de conflit : L’omerta sur certaines associations dites caritatives finalement brisée

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Grâce à la volonté politique, à une coordination entre la Commission nationale de lutte contre le terrorisme, la Direction générale des associations et la Cour des comptes, l’étau se resserre autour de plusieurs associations à but non lucratif qui avaient les coudées franches au temps de la Troïka et même quelques années après. Elles ont profité d’une certaine permissivité des pouvoirs qui se sont succédé pour radicaliser les jeunes Tunisiens, les duper et les envoyer « faire le jihad » dans les zones de conflit en Irak et en Syrie. Enquête.

Depuis 2011 et tout au long du règne de la Troïka, aussi bien les politiques exclus de la sphère du pouvoir que les observateurs et notamment les services spécialisés relevant du ministère de l’Intérieur, quoique intentionnellement phagocytés, savaient bien que les associations se présentant comme des organismes caritatifs qui ont rapidement essaimé  sur l’ensemble du territoire étaient de mèche avec des courants salafistes étrangers à visées obscurantistes qui officiaient dans les zones de tension. Ces associations ont profité de l’ambiance d’alors assortie d’une totale impunité, et surtout du fameux décret-loi 2011-88 du 24 septembre 2011 portant organisation des associations.

Des associations servant de cheval de Troie

« Ce décret avait marqué aux premiers jours de la révolution une rupture totale dans le rapport de l’Etat tunisien aux associations. De droit comme de fait, la création d’associations ne nécessitait plus d’autorisation préalable et la promulgation du décret a donné un souffle nouveau à la société civile. Il est considéré par les instances internationales, comme étant une des meilleures lois des associations dans le monde », soulignait un rapport publié par plusieurs ONG en Tunisie. Par conséquent, en quelques années, le nombre d’associations a explosé avec la création de plus de 12 mille après 2011. En 2018, ce chiffre a grimpé à 22 mille ! Au moment où les fervents défenseurs des droits humains et de la société civile avaient accueilli favorablement et grand soulagement l’émergence de la liberté d’association, l’euphorie du changement avait cédé la place à l’inquiétude dans l’autre camp, celui des exclus du pouvoir de tous bords qui n’avaient pas apprécié ce changement radical de peur que les forces obscures n’étendent leur emprise sur la société civile.

Des associations ont servi, en quelque sorte, de cheval de Troie pour les groupes salafistes et qui n’ont jamais été inquiétées, du moins au cours des trois premières années du pouvoir de la Troïka. Elles ont ainsi pu mettre la main sur la quasi-totalité des mosquées, aidées en cela par quelques dirigeants du parti Ennahdha au pouvoir et des prédicateurs radicaux qui appelaient publiquement et sans réserve aucune, à aller faire le « Jihad » en Syrie et en Irak. En quelques années, la Tunisie s’est piètrement métamorphosée. Devenant un pays exportateur de jeunes jihadistes vers la zone syro-irakienne via la Libye et la Turquie. En même temps, les activités du groupe salafiste Ansar Al-Chariaa étaient tolérées par le pouvoir en place, sur fond de lois permissives, mais aussi et surtout à la lumière des enjeux géostratégiques. Le nombre de jihadistes tunisiens dans les zones de tension en 2015 a été estimé à 4000 en Syrie, entre 1000 et 1500 en Libye, 200 en Irak, 60 au Mali et 50 au Yémen, selon la porte-parole du groupe de travail des Nations unies spécialisé dans les activités des mercenaires, alors que le ministre tunisien de l’Intérieur, Hedi Mejdoub au sein du gouvernement Essid avait révélé que ce nombre ne dépassait pas les 2929.

Ennahdha avait tout fait pour étouffer la vérité

Dans une déclaration qui remonte à 2016 autour des réseaux d’envoi des jeunes Tunisiens en Syrie, l’ancien sécuritaire et président de l’association de la sécurité et de la citoyenneté Issam Dardouri revient sur le rapport qu’il avait présenté devant une commission à l’ARP. A cette occasion, il a dévoilé l’implication de hauts cadres dans la livraison de passeports au profit d’éléments soupçonnés de terrorisme. Il a évoqué à ce titre la suspension une année durant des activités de 148 associations pour suspicion de terrorisme et de blanchiment d’argent. Suite aux diverses informations divulguées par Issam Dardouri démontrant l’implication du parti Ennahdha dans ces réseaux, l’ancien sécuritaire a subi la foudre des dirigeants nahdhaouis et a fait l’objet de plusieurs poursuites judiciaires.

Des pressions énormes avaient été exercées de manière continue sur toute personne ou partie susceptible de dévoiler la vérité autour de ces réseaux. A ce propos, on rappelle que Leila Chettaoui, députée, qui a présidé de 2014 à 2019 la commission d’enquête sur ces réseaux, avait, elle aussi, été contrainte à se soumettre à la loi de l’omerta. Ce n’est qu’en 2022, qu’elle s’est libérée du joug du parti islamiste. Elle a déclaré sur les ondes d’une radio privée que la Commission en question n’a pu achever son enquête en dépit des dossiers brûlants se rapportant au grand nombre de jeunes qui ont adhéré à ce projet. «C’est une affaire d’Etat par excellence», a-t-elle commenté, tout en pointant certains pays du Golfe.

Selon les propos d’anciens hauts dirigeants sécuritaires actuellement à la retraite que nous avons contactés à cette occasion, le parti Ennahdha ainsi que d’autres fractions politiques salafistes qui lui étaient proches sur le plan idéologique, des hommes d’affaires, des sécuritaires et des membres influents des services d’intelligence relevant de pays étrangers sont impliqués dans la mise en place de ces réseaux. Il fallait faire tomber le régime syrien à n’importe quel prix. « L’ancien président Moncef Marzouki leur a préparé le terrain à la suite de la rupture des relations diplomatiques de la Tunisie avec la Syrie d’une manière brusque inappropriée dans les protocoles diplomatiques », témoigne à notre journal un ancien diplomate. Ennahdha a tout fait pour enterrer ce dossier, notamment en 2019, lorsque  la justice avait ouvert une enquête pour revenir sur les circonstances des déclarations de la députée Fatma Mssedi qui a accusé des responsables de ce parti d’être impliqués dans l’envoi des jeunes dans les zones de conflit. La commission parlementaire qui a été mise sur pied à cette époque et qui a été chargée d’enquêter sur ces réseaux d’embrigadement des Tunisiens n’a pu rien faire, comme on l’a précédemment expliqué. Pire,  Fatma Mssedi avait écopé d’une peine de prison de quatre mois en 2021, après avoir accusé l’ancien cadre sécuritaire relevant de la Direction des frontières et des étrangers à l’aéroport Tunis-Carthage, Abdelkrim Laâbidi d’avoir facilité l’envoi des jeunes Tunisiens en Syrie. Un non-lieu sera prononcé en sa faveur une année plus tard.

Quand l’argent coule à flots chez les groupes salafistes

Le décret-loi 2011-88 du 24 septembre 2011 avait constitué une manne financière, notamment pour les associations créées pour appuyer les groupes salafistes dans leurs actions d’embrigadement dans un premier lieu et la constitution de réseaux d’envoi des jeunes vers les zones de conflit, tout en leur apportant un soutien financier.  Il a fallu que ce classement du mouvement salafiste Ansar al-Chariaa comme organisation terroriste intervînt en août 2013, quelques mois avant la fin du règne de la Troïka, et la multiplication d’actes terroristes dans le pays, pour que la classe politique prît conscience de la gravité de la situation. La décision rendue publique le 7 février 2018 par  le parlement européen, incluant la Tunisie dans une liste noire relative aux pays tiers susceptibles d’être fortement exposés au blanchiment des capitaux et au financement du terrorisme est venue dévoiler une réalité que les décideurs refusaient de reconnaître. Celle du financement des associations caritatives pro-salafistes par des donateurs aux desseins suspects et en lien avec le fondamentalisme religieux et l’envoi des jeunes en Irak et en Syrie. La décision du parlement européen s’est appuyée sur l’évaluation périodique du système financier en 2016 par le Groupe d’action financière (GAFI) qui a révélé certaines défaillances dans le cadre de la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme.

La Tunisie s’est retrouvée confrontée à la nécessité d’adopter certaines mesures pour renforcer son système de contrôle financier, afin de prévenir les activités criminelles et d’exercer davantage de contrôle sur les comptes et les transactions des différents établissements financiers et sur l’activité économique, de manière générale, relève un rapport publié par un groupe d’organisations de la société civile tunisienne et d’ONG internationales basées en Tunisie . « Dans le rapport de suivi de 2017, la partie tunisienne a relevé un risque inhérent au secteur « non lucratif » et a proposé d’amender le cadre légal des associations », souligne le même rapport.

La loi ordinaire 30/2018 portant création du Registre national des entreprises a été ainsi adoptée. Elle contraint les associations à s’inscrire au registre national des entreprises, sous peine de sanctions sévères de prison et d’amendes.  En parallèle, la Commission de législation générale a adopté le projet de loi organique n° 28/2018 amendant et parachevant la loi organique n°26 datée du 7 août 2015, relative à la lutte contre le terrorisme et le blanchiment d’argent.  

Notons que ces mesures œuvrant à contrôler de plus près le financement ne s’appliquent qu’aux personnes morales constituées en associations ou organisations à but non lucratif et ne visent nullement la restriction de la liberté d’association dans son ensemble.

Un financement étranger de deux milliards trois cent seize millions de dinars

En mai dernier, le   président de la République avait reçu au palais de Carthage la ministre des Finances, Mme Sihem Boughdiri Nemsia. La rencontre a porté sur les financements étrangers obtenus par nombre d’associations tunisiennes de 2011 à 2023. Le chiffre dévoilé lors de cette rencontre est de deux milliards trois cent seize millions de dinars. Un montant confirmé par la Commission tunisienne des analyses financières (Ctaf), a précisé alors le Chef de l’Etat.  

Le Président de la République a expliqué qu’il ne s’agit là que d’une partie de l’argent distribué en Tunisie, sans compter l’argent octroyé illicitement par les donateurs.   Et d’ajouter qu’il dévoile ces chiffres pour que le peuple tunisien prenne connaissance de l’ampleur de l’ingérence dans les affaires internes au nom de la société civile. « Nous voulons bien d’une société civile, mais non pas quand elle représente un prolongement de puissances et de pays étrangers, a-t-il mis en garde, tout en exhortant la ministre des Finances à mettre de l’ordre dans la maison. Il va sans dire que la protection de la souveraineté passe inéluctablement par un strict contrôle des dons et des financements étrangers. Le temps est venu pour rompre avec ce laxisme et cette naïveté qui ont prévalu après 2011 et qui ont permis la prolifération des groupes terroristes dans notre pays et de réseaux actifs dans l’envoi des jeunes Tunisiens dans les zones de conflit, dans lesquels le parti Ennadha assume une grande responsabilité.

Plusieurs associations épinglées par la Commission de lutte contre le terrorisme

Aujourd’hui, ce sont les associations qui doivent rendre des comptes pour mieux éclairer la justice. Ainsi la porte-parole du pôle judiciaire de lutte contre le terrorisme, Hanen Gaddes, a-t-elle affirmé, récemment, l’implication de plusieurs associations dans l’envoi de jeunes vers les zones de conflit. « Ces associations, qui se cachent derrière des activités sociales, finançaient en réalité les opérations d’envoi de jeunes vers les zones de conflit et font partie de l’aile financière », a-t-elle expliqué. A cet effet, nous apprenons que le premier juge d’instruction du pôle judiciaire chargé de l’affaire a émis des mandats de dépôt à l’encontre de gestionnaires et de trésoriers d’associations, à l’instar de l’association « Marhama pour les œuvres caritatives » qui recevait des financements étrangers et entretenait des liens avec des agences de voyages impliquées dans l’envoi de Tunisiens vers les zones de conflit.  Il est à souligner que la Commission nationale de lutte contre le terrorisme (Cnlct) a intégré cette association dans la liste nationale des personnes, organisations et entités associées à des infractions terroristes (mise à jour le 18 avril 2024).

Selon l’arrêté en date du 6 juillet 2023, cette insertion est justifiée par ladite commission par le fait suivant : exploitation du compte de l’association comme compte central pour la réception de fonds étrangers. De ce fait, « l’association Marhama est liée à de fortes suspicions au financement du terrorisme », ajoute la Cnlct.

Un mandat de dépôt a été émis à l’encontre du trésorier de cette association, qui occupait ce poste depuis sa création en 2014, période durant laquelle le phénomène d’envoi de jeunes Tunisiens recrutés par des organisations terroristes était à son apogée. L’enquête est toujours en cours et devra révéler l’identité de toutes les parties impliquées dans cette affaire. Parmi les autres associations épinglées par la Cnlct et qui figurent sur la même liste,  il y a lieu de citer l’Association Tunisie Développement Social à Gafsa,  avec comme motif « de fortes suspicions au financement du terrorisme ». On trouve également pour le même motif, la société « FLQ Center » à Mahdia. L’association «Al Imen» à Jendouba a été également épinglée par la Cnlct, en raison d’un « chevauchement entre l’activité caritative et l’activité commerciale de l’association, en organisant des cours d’enseignement religieux contre rémunération, la plupart d’entre eux sont issus d’éléments suspects d’extrémisme. En plus de l’ouverture d’une école maternelle clandestine au siège de l’association (l’Ecole maternelle d’excellence) dans le but d’apporter des ressources financières et de couvrir les dépenses pour les années 2015, 2016 et 2017 ». En 2022, l’ancien secrétaire général de la Commission tunisienne des analyses financières (Ctaf) a indiqué, dans une déclaration, que la commission avait soumis à la justice 36 dossiers relatifs à des associations suspectées de financement du terrorisme, de corruption financière et de détournement de biens et de non-respect des procédures réglementant les financements étrangers.

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