Identité numérique : De la fracture à l’inclusion numérique, beaucoup d’efforts restent à faire

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La piètre moisson enregistrée par la généralisation de l’identité numérique, après son lancement officiel en août 2022, avec en point de mire la numérisation des procédures administratives et l’abandon du papier de manière progressive, devrait pousser les décideurs à revoir leur copie, notamment en matière de stratégies de communication. Décryptage.

Une année après cette date, plus précisément en mai 2023, le ministère des Technologies de la communication (MTC) avait lancé la campagne d’inscriptions des fonctionnaires du gouvernement pour obtenir le Mobile ID, communément appelé «e-houwiya». L’opération des inscriptions a été étendue ensuite aux citoyens et aux Tunisiens résidant à l’étranger. Des campagnes de sensibilisation avaient été lancées, à cet effet, incitant les usagers à adhérer à ce service d’identité numérique. Le premier du genre dans notre pays, dans le cadre de la mise en œuvre de la stratégie nationale de transformation numérique 2022-2025.

Toutefois, depuis le début de cette année 2024, le nombre enregistré des identités numériques sur le portail ID mobile est de 85.915 (Tunisiens résidant à l’étranger inclus). Ce chiffre timide est très en deçà des attentes, eu égard aux ambitions et aux efforts déployés par le MTC. De multiples facteurs entrent en jeu.

Problème de communication ou réticence de l’usager ?

Le ministère de tutelle a donc tout mis en œuvre pour garantir le succès de ce grand projet de numérisation des services administratifs, avec le concours de plusieurs acteurs dont les opérateurs de téléphonie mobile, appelés, eux aussi, à inclure l’identité numérique dans leurs catalogues de services et à authentifier l’identité de tout demandeur, nous confirme une source autorisée relevant du MTC. Elle ajoute que l’identité mobile est composée d’un certificat électronique, d’un numéro de téléphone et d’un identifiant digital. Cette identité virtuelle est appelée à remplacer l’identité physique et permet de bénéficier d’e-services d’une manière sécurisée, comme dans le retrait de l’extrait de l’acte de naissance en ligne, la conclusion de contrat sous forme électronique pour l’achat et la vente de véhicules privés, l’accès aux services de la Cnam… Les conditions sont simples pour profiter de ces services et éviter les déplacements dans les administrations et la grogne habituelle de certains employés.

La même source explique qu’il suffit d’accéder à www.e-bawaba.tn pour profiter de tous les services dont le paiement des factures en ligne, les inscriptions scolaire et universitaire, et des achats à caractère commercial en ligne. Elle évoque également les services de e-berid, ce nouvel émail officiel national destiné à la correspondance avec les agences gouvernementales et les institutions publiques uniquement.

Une plateforme «Sajalni» a été également lancée, permettant l’identification des terminaux mobiles connectés sur le réseau national des télécommunications et qui vise la protection du consommateur tunisien contre les phénomènes de vol des terminaux mobiles, la contrefaçon, l’importation illégale. Tant de services louables, faut-il le mentionner. Mais, il y a toujours ce problème de communication qui fait en sorte que les citoyens ne sont pas bien informés et ne savant pas comment s’y prendre face aux plateformes. La mentalité joue aussi un rôle crucial dans le refus ou l’acceptation de l’identité numérique.

Complexité du processus d’enregistrement

A ce titre, Youssef, ingénieur en informatique dans une entreprise de la banlieue Nord, déclare à La Presse qu’il n’a jamais entendu parler du Mobile ID ! Ni pris connaissance des campagnes de sensibilisation diffusées à longueur de journée à la télévision. Son explication est simple:  les jeunes ne regardent plus la télé et il fallait donc faire campagne sur les réseaux sociaux, notamment sur instagram ou placarder des affiches dans les centres fréquentés par les jeunes. Ce même avis est partagé par Khalil qui occupe le poste de directeur de communication et marketing dans une boîte privée au Lac 2 (gouvernorat de Tunis).

Pour bien d’autres usagers, et malgré la campagne initiée par le MTC visant à promouvoir l’identité numérique, ils semblent avoir tourné le dos à cette forme d’identité virtuelle déjà. Et ils ne sont visiblement pas prêts à se débarrasser de leur identité physique. Faire évoluer les mentalités n’est pas chose aisée. «Les mentalités sont plus difficiles à changer que l’ordre politique», mais d’autres facteurs entrent en jeu et expliquent les raisons de ce rejet de la digitalisation des services administratifs d’une manière générale.

Signalons que les réactions à cet égard ne sont pas toutes négatives, car d’autres personnes ont qualifié cette initiative de bonne et ont insisté sur la nécessité de booster davantage cette application pour qu’elle couvre d’autres services administratifs. Force est de reconnaître cependant que ces derniers ne sont pas nombreux. Les commentaires d’une grande partie d’internautes pointent surtout «la complexité» du processus d’enregistrement.

Selon une récente étude relative à l’inclusion numérique sur l’ensemble du territoire tunisien, fruit d’une collaboration entre le Programme des Nations unies pour le développement (Pnud) et le ministère des Technologies de la communication, publiée en 2023, plus d’un tiers de la population (37%) est considéré comme inclus et donc a recours aux services digitalisés, avec un score moyen de 84.

Quelque 22 % de la population est inclus, avec un score moyen de 66. Une minorité de personnes est relativement exclue, avec un score moyen de 43. A l’échelle nationale, toutes populations confondues (utilisateurs et non-utilisateurs), le niveau d’inclusion numérique est quasiment égal à 50.

La fracture numérique mise en cause

Les personnes les moins incluses affichent généralement un faible niveau d’études, sont âgées de 45 ans ou plus, et ont un revenu faible. Ainsi, à l’échelle nationale (toutes populations confondues), l’écart constaté entre les revenus les moins élevés et ceux les plus élevés est de 53 points. Dans le même esprit, l’écart entre les 15-24 ans et les 55 ans et plus s’élève à 54 points, en faveur de la catégorie d’âge la plus jeune. S’agissant du niveau d’études, les individus ayant un niveau d’étude supérieur ont en moyenne un score de 67 points supérieur à ceux qui ne sont pas allés à l’école.

Le niveau de vie et celui d’études interfèrent donc pour opter ou pas pour l’identité électronique. La lenteur de la connexion et la généralisation de la fibre optique qui accuse un retard considérable dans plusieurs quartiers et régions du pays sont des facteurs dissuasifs qui ont effectivement découragé les citoyens de différents horizons à s’enregistrer, pour obtenir leur identité numérique, témoignent à La Presse des experts en technologie internet et multimédia. Il est à rappeler que l’indice mondial Speedtest classe notre pays au 104e rang en mai 2024.

Des projets à coûts onéreux

A ce propos, la source relevant du ministère des Technologies de la communication évoque le coût très élevé de l’infrastructure numérique et les gros efforts déployés dans le cadre du développement et de l’amélioration des infrastructures. Elle cite, à cet effet, le projet «Couverture des zones blanches» mis en œuvre dans le cadre du Plan national stratégique. L’objectif étant de généraliser l’accès internet haut débit à l’ensemble du territoire tunisien, en favorisant les zones de déploiement prioritaires, contribuant à réduire la fracture numérique entre les différentes régions du pays.

Notre source s’attarde également sur le projet «Edunet 10», fruit de la collaboration entre le ministère des Technologies de la communication et le ministère de l’Éducation, dans l’objectif d’établir un réseau national d’éducation au profit de 3.307 établissements scolaires. Elle reconnaît toutefois que la digitalisation est une culture à apprendre, ce qui signifie qu’un grand travail en amont doit se faire pour essayer de faire bouger les mentalités.

La stratégie nationale de transformation numérique a justement tenu compte de ce facteur et a mené des campagnes de sensibilisation, souligne-t-elle, avant de conclure que la diversification des services de l’identité numérique est susceptible d’impliquer, à moyen terme, les citoyens pour qu’ils adhèrent à cette initiative.

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